2)« Ce silence prétendu est bruissant de paroles »: Qu’est-ce que penser? Nous sommes tentés de répondre par un temps plus que par la description d’une action. Nous pensons avant d’agir, avant de parler, et quand nous ne le faisons pas, nous courons le risque de l’erreur, de la précipitation. Penser nous est souvent présenté comme le préalable incontournable à toute action humaine, ou du moins comme ce qui devrait l’être. Penser est cet « avant » par lequel l’homme se singularise, se distingue de l’animal exactement comme Karl Marx le fait remarquer à l’égard du travail (distinction entre l’abeille et l’architecte). De cela seul qu’une action soit effectuée par des hommes découle qu’elle se soit détachée d’une sorte de fond d’écran pensif et toujours déjà efficient. “Nous pensons avant de penser donc nous sommes »: telle pourrait être une autre version du Cogito de Descartes. Aussi loin que l’on puisse remonter afin de fonder notre existence, ce que nous trouvons et sur quoi nous pouvons nous fonder avec certitude, c’est cette capacité de l’homme de toujours se présupposer suffisamment et indéfectiblement en tant que pensée pour que nous soyons dans le pli pensif de cette présupposition là. Mais quelle est la nature de cette efficience, de cette rumeur constante et indubitable? Nous induisons un peu vite la profondeur et l’intimité de la nature première de cette rumeur, comme s’il fallait que ce fond soit silencieux, obscur et intime pour que nous puissions y fonder l’existence de notre personnalité. En réalité, selon Merleau-Ponty, il n’est rien dans la pensée qui soit intérieur. Penser n’est qu’un « effet de surface », mais ce n’est pas pour autant que c’est superficiel. Peut-être faut-il même aller jusqu’à considérer l’être humain comme un effet de surface de cette efficience linguistique de ce que c’est que penser. Réfléchir ne veut pas dire parler à voix haute. Dans notre intérieur, une pensée se forme et arrive à la maturité de sa formulation. Aucune pensée ne surgit « toute faite ». Elle n’est pas un « ready made », elle consiste dans un processus. De ce travail de maturation qui est toujours déjà celui de la langue, nous nous faisons l’image fausse d’un fond obscur et sans mot qui viendrait petit à petit à la surface de la langue, sans réaliser que ce qui est toujours déjà là, c’est la langue elle-même. Toute pensée nouvelle est en réalité un énoncé pourvu d’un sens nouveau qui se constitue par la nouvelle distribution d’éléments et d’opérateurs anciens. Finalement l’effet de présupposition constant de la pensée par elle-même ne peut s’expliquer que si nous l’assimilons exactement à cette capacité qu’a la langue de se présupposer constamment comme un tout. Il n’y pas à chercher plus loin l’origine même de cette présence toujours antérieure et quasi miraculeuse de la pensée humaine. L’image du bruissement est aussi habile que poétique. Il en existe peu qui puisse aussi bien que celle-là illustrer ce fond de rumeur continu, intarissable, systématique sur la base duquel une pensée se détache. Le bruissement de la pensée, c’est celui de ces mots toujours déjà opérationnels, toujours disponibles et anciens qui se cherchent pour accoucher d’un sens inédit. « Les significations disponibles s’entrelacent selon une loi inconnue »: Comment comprendre l’utilisation de ce terme vague flou: loi inconnue? Par la double articulation telle que André
Martinet la décrit: Les significations sont déjà dans les mots et les mots sont là, disponibles, communs, prêts à l’usage, mais je peux les combiner dans un énoncé pourvu d’un nouveau sens. Nous concevons une pensée qui ne nous était jamais venue en tête avant et nous en déduisons hâtivement qu’un élément étranger, obscur, « brut », un peu comme un météorite, « calme bloc d’ici bas chu d’un désastre obscur » Mallarmé, a fait irruption dans notre pensée, en enfonçant la porte. Mais en vérité, pour que cette idée nous vienne, pour que l’évidence fulgurante d’un sens nouveau nous sidère dans l’être à soi de notre conscience, il faut bien qu’il illumine un ciel déjà connu de moi, qu’il soit comme la mise en relation nouvelle d’éléments anciens, de la même façon que la foudre consiste dans la différence de potentiel électrostatique entre deux nuages. C’est ça le sens et les nuages ce sont ces significations anciennes dont nous parle l’auteur. « un nouvel être culturel a commencé d’exister. » les deux dernières lignes du textes sont toutes entières traversées du registre lexical de la nouveauté, de l’instantanéité: « inconnue – nouvel – commencé – Simultanément »: il s’agit de rendre parfaitement compte de la fécondité de la pensée humaine, de sa faculté de création. Rien ne peut commencer sans s’appuyer sur ce qui a toujours déjà commencé, sur le commencement même. Dans cette pensée qui jaillit, qui surgit dans notre esprit toute en mots dans une dimension déjà structurée par les mots, c’est finalement le mode de production le plus humain, le plus culturel, le plus « libre » qui s’effectue. On pourrait dire que c’’est cela: la naissance de l’humain, de la dimension humaine de la civilisation, de la trace humaine. Chaque pensée nouvelle est un nouveau départ pour la culture et cela ne saurait se concevoir autrement que linguistiquement.