A première vue, la liberté consiste donc à pouvoir faire ce qu’on veut. C’est la liberté d’agir.
Hobbes a défini ainsi la liberté :
Le mot LIBERTÉ désigne proprement l’absence d’opposition (par opposition, j’entends les obstacles au extérieurs au mouvement), et peut être appliqué aux créatures sans raison ou inanimées aussi bien qu’aux créatures raisonnables. Si en effet une chose quelconque est liée ou entourée de manière à ne pas pouvoir se mouvoir, sauf dans un espace déterminé, délimité par l’opposition d’un corps extérieur, on dit que cette chose n’a pas la liberté d’aller plus loin. C’est ainsi qu’on a coutume de dire des créatures vivantes, lorsqu’elles sont emprisonnées ou retenues par des murs ou des chaînes, ou de l’eau lorsqu’elle est contenue par des rives ou par un récipient, faute de quoi elle se répandrait dans un espace plus grand, que ces choses n’ont pas la liberté de se mouvoir de la manière dont elles le feraient en l’absence d’obstacles extérieurs. Cependant, quand l’obstacle au mouvement réside dans la constitution de la chose en elle-même, on a coutume de dire qu’il lui manque, non pas la liberté, mais le pouvoir de se mouvoir ; c’est le cas lorsqu’une pierre gît immobile ou qu’un homme est cloué au lit parlamaladie
D’après le sens propre (et généralement admis) du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, s’agissant des choses que sa force et son intelligence lui permettent de faire, n’est pas empêché de faire celles qu’il a la volonté de faire
I. Les lois s’opposent-elles à la liberté ?
A. Les lois limitent la liberté individuelle
A première vue, la liberté ainsi définie s’oppose à la loi, car la loi constitue bien une entrave extérieure à l’action individuelle.
Les lois humaines seraient donc des entraves à la liberté, et nous serions plus libres à l’état de nature qu’à l’état social. La liberté culminerait dans l’anarchie. Le slogan des anarchistes est d’ailleurs : « La liberté ou la mort ! »
B. Les lois sont la condition de la liberté collective
Mais si la loi m’interdit de nuire à autrui (et limite ainsi ma liberté), elle interdit aussi à autrui de me nuire. Ce que je perds en liberté, je le gagne donc en sécurité. La liberté de chacun s’arrête là où commence celle d’autrui, et pas avant, comme l’affirme la Déclaration des droits de l’homme de 1789 :
Certes, la sécurité n’est pas la liberté. Mais en un sens la sécurité est une condition de la liberté. Je me sens plus libre de sortir le soir dans la rue si la loi est appliquée qu’en temps de guerre civile. De même, je me sens plus libre d’aller et venir dans un Etat réglé par des lois que dans une jungle où je risque à chaque instant d’être attaqué par une bête sauvage.
Ici, la question est de savoir si l’homme est fondamentalement bon ou mauvais. Pour être anarchiste il faut penser que l’homme n’est pas un loup pour l’homme, ou en tout cas qu’il est capable de vivre harmonieusement sans qu’un Etat ne soit nécessaire pour régler les éventuels conflits.
La loi est donc la condition de la liberté dans la mesure où elle assure la sécurité. Mais il faut aller plus loin : au-delà de la sécurité, la loi permet à l’action collective de se déployer. Pensons par exemple à la liberté d’entreprendre, qui est rendue possible par la loi qui assure le respect des contrats. De manière plus générale, si au lieu de penser seulement à la liberté individuelle on essaie de penser ce que peut être la liberté collective, c’est-à-dire comment organiser l’action entre les hommes, alors on peut penser que la loi est la condition de cette liberté.
C’est ce que disait Spinoza :
L’homme raisonnable est plus libre dans la cité où il vit sous la loi commune que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même.
II. La liberté intérieure est-elle inaliénable ?
La liberté a d’abord été conçue dans le domaine de l’action et de la politique. Il s’agit alors de la liberté de faire, et l’homme libre s’oppose au prisonnier ou à l’esclave. C’est là un concept de liberté qui a le mérite d’être clair et facile à comprendre. Mais on en est venu à se demander si la volonté elle-même est libre. Or il n’est pas évident du tout de savoir ce que signifie la liberté de la volonté.
Le champ où la liberté a toujours été connu, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique. […]
En dépit de la grande influence que le concept d’une liberté intérieure non politique a exercé sur la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. […]
[L]e cœur humain, nous le savons tous, est un lieu très obscur, et tout ce qui se passe dans son obscurité ne peut être désigné comme un fait démontrable. La liberté comme fait démontrable et la politique coïncident et son relatives l’une à l’autre comme deux côtés d’une même chose.
Hannah Arendt, La Crise de la culture, « Qu’est-ce que la liberté ? »
A. La liberté intérieure semble inaliénable
1. La liberté de penser
Qu’est-ce donc que la liberté intérieure ?
C’est d’abord la liberté de penser. Je suis parfaitement libre, remarquait Descartes, d’adhérer ou non à une idée. Personne ne peut me forcer à croire ou non une chose, et d’ailleurs personne ne peut même savoir ce que je pense. On peut donc me forcer à agir (par exemple à adopter les signes extérieurs d’une religion qui n’est pas la mienne, ou à abjurer publiquement mon dieu), mais non à penser telle ou telle chose.
La liberté de penser est donc une liberté évidente et indubitable, qui sééprouve directement.
Et pourtant, on peut déjà critiquer ce point de vue. Le mathématicien est-il véritablement libre ? D’un certain point de vue, non, car il est soumis à la raison. On est plus libre quand on traite une rédaction de français qu’une dissertation de philosophie. Dans la mesure où on pense, on se guide en effet sur la vérité que l’on cherche à reconnaître et à exprimer. Personne ne peut m’obliger à accepter ou non une idée, mais quelque chose en moi m’y oblige tout aussi impérieusement : ma raison.
Toute la difficulté est de savoir si cette obéissance à la raison est une restriction de ma liberté – auquel cas on devra dire que le fou ou le sot sont plus libres que le sage – ou si au contraire ma liberté culmine dans la lucidité et l’obéissance à la raison…
2. La liberté de vouloir
Outre la liberté de penser, il y a la liberté de vouloir.
Le stoïciens disent ainsi que ma liberté fondamentale réside en mon esprit : je suis libre de vouloir telle ou telle chose, d’accorder de la valeur à telle ou telle chose. Or toute action découle de ma volonté. Par conséquent mon action est, elle aussi, toujours parfaitement libre :
Homme, tu possèdes par nature une volonté qui ne connaît ni obstacles ni contraintes : voilà ce qui est écrit dans ces entrailles. Je te le ferai voir d’abord à propos de l’assentiment. Y a-t-il quelqu’un qui puisse t’empêcher d’adhérer à la vérité ? Personne ; tu vois bien que, en cette matière, ta volonté ne rencontre ni contrainte, ni obstacle, ni empêchement. Eh bien ! en est-il autrement dans le cas des désirs et des tendances ? Qui peut vaincre une tendance, sinon une autre tendance ? un désir ou une aversion, sinon un autre désir ou une aversion ? Si l’on me menace de mort, dis-tu, on me contraint ? Ce n’est pas cette menace qui te contraint d’agir, c’est l’opinion que tel ou tel acte est préférable à la mort ; c’est donc bien encore ton jugement qui t’y oblige ; c’est la volonté qui oblige la volonté.
Epictète, Entretiens, livre I, chap. 17
On ne décide pas des circonstances, mais la situation étant donnée on a toujours le choix. Pour être libre il suffit donc de savoir distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas :
Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à ta volonté ce qui est, par nature, esclave d’autrui, si tu crois que dépende de toi ce qui dépend d’un autre, tu te sentiras entravé, tu gémiras, tu auras l’âme inquiète, tu t’en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses que seul dépend de toi ce qui dépend de doit, que dépend d’autrui ce qui réellement dépend d’autrui, tu ne te sentiras jamais contraint à agir, jamais entravé dans ton action, tu ne t’en prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras aucun acte qui ne soit volontaire ; nul ne pourra te léser, nul ne sera ton ennemi, car aucun malheur ne pourra t’atteindre.
Epictète, Manuel, I, 1
Il existe donc un lien intime entre la liberté et la mort. L’homme qui est prêt à mourir est parfaitement libre, car personne ne peut le contraindre, les menaces n’ont aucun effet sur lui.
Mais il en va ici un peu comme pour la liberté de penser : certes, personne ne me contraint de l’extérieur à vouloir ceci ou cela. Mais suis-je vraiment libre de préférer la mort à la souffrance du travail ? Je ne ressens guère cette liberté de volonté, et j’ai plutôt l’impression d’être soumis à mon corps, à mes peurs et mes souffrances. Là encore, c’est une force intérieure qui me lie, mais elle n’en est pas moins impérieuse, bien au contraire.
Je ne serais donc pas soumis à autrui mais à moi-même, à la nature humaine.
3. L’homme est condamné à être libre
Sartre prend le contre-pied de cette idée. Prolongeant la théorie des stoïciens, il affirme que l’homme est parfaitement libre, car il n’existe pas de nature humaine, ni de Dieu, ni d’inconscient, ni aucune excuse de la sorte qui nous permettrait de nous défausser de notre liberté et de notre responsabilité fondamentales.
L’homme est donc libre, absolument libre, car libre de se créer lui-même. En effet l’homme n’est pas ce qu’il est mais ce qu’il fait. « L’existence précède l’essence. » La nature humaine n’existe pas car l’homme n’est rien d’autre que la somme des ses actes.
La seule chose dont nous ne sommes pas libres, c’est donc de renoncer à notre liberté. D’où la formule de Sartre : « L’homme est condamné à être libre. »
Dostoïevski avait écrit : « Si Dieu n’existait pas tout serait permis. » C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses. Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite.
Ainsi nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait.
Jean-Paul Sartre (1905-1980), L’Existentialisme est un humanisme (1946)
B. La liberté intérieure dépend de la liberté extérieure
1. Critique du stoïcisme et de l’existentialisme
On peut tout de même adresser quelques critiques aux théories précédentes :
- La liberté de vouloir dont parlent les stoïciens est la liberté d’éviter le mal par le pire (par exemple : l’esclave est « libre » de mourir plutôt que de travailler) : belle liberté !
- Comme on l’a vu, la volonté n’est pas vraiment libre : elle ne dépend que de nous, mais de cela elle dépend fortement ! Nous ne sommes pas plus libre de vouloir autre chose que ce que nous voulons, que nous ne sommes libres d’être autre chose que ce que nous sommes. (Vous me suivez ? )
- Finalement l’existentialisme sartrien apparaît davantage comme une posture moralequ’autre chose : ce n’est pas vraiment une théorie qui décrit la réalité mais surtout une attitude, un regard porté sur l’homme qui le responsabilise. (Je ne veux pas dire que cette posture n’est pas intéressante. C’est là une autre question…)
2. Liberté de penser et liberté d’expression
Cela dit, on peut remarquer que la liberté intérieure dépend en grande partie de la liberté extérieure.
En particulier, la liberté de penser dépend directement de la liberté d’expression. Contrairement aux apparences on ne pense jamais seul. C’est dans le dialogue aux autres que l’on pense. Je penserai donc bien mieux dans un pays où règne la liberté d’expression, et où je peux discuter avec autrui, lire des journaux et des livres, etc., que si je vis en ermite replié sur moi-même ou dans une dictature sans véritable liberté d’expression.
C. L’insoutenable légèreté de l’être
1. Voulons-nous vraiment être libres ?
Concernant la liberté intérieure, il est intéressant de remarquer que l’homme ne désire pas vraiment cette liberté. La liberté de penser par soi-même est un fardeau qui fait peser une lourde responsabilité sur nos épaules, et il est bien plus facile de fuir cette liberté en pensant comme tout le monde et en se réfugiant dans l’idéologie du moment.
Ainsi selon Kant, paresse et lâcheté sont les causes de notre persistante aliénation mentale.
2. L’aliénation
Ceci permet de comprendre les multiples formes d’aliénation : outre l’idéologie, il y a la soumission quotidienne à l’opinion et aux valeurs dominantes : l’homme moderne a tendance à penser comme « On » pense, à lire ce qu’« On » lit, à parler de ce dont « On » parle, etc.
Martin Heidegger, philosophe existentialiste, a élaboré cette théorie de l’aliénation, qui prolonge la théorie de Marx.
On trouve également chez Kierkagaard, précurseur de l’existentialisme, cette formule : « La foule, c’est le mensonge. »
Enfin, si vous êtes intéressés par ce regard critique sur l’homme contemporain, je vous recommande chaudement la lecture de la très courte nouvelle de Tolstoï intitulée La Mort d’Ivan Illich et qui résume bien plus agréablement que n’importe quel ouvrage philosophique l’attitude que dénoncent les existentialistes.
Pour désigner notre refus de la liberté, Kundera parle d’une insoutenable légèreté de l’être, titre de l’un de ses romans.
On retrouve cette idée un peu partout :
- Chez Dostoïevski : « Il n’y a rien de plus séduisant pour l’homme que le libre arbitre, mais aussi rien de plus douloureux. » (Les Frères Karamazov, V, V : « Le Grand Inquisiteur »)
- Chez Albert Camus : « J’ai appris moi aussi que j’avais peur de la liberté. Vive donc le maître, quel qu’il soit, pour remplacer la loi du ciel. » (La Chute)
Et enfin chez Hegel, avec qui nous pouvons conclure : « Il est plus facile d’être esclave que maître. »
III. Déterminisme et liberté
Il y a une oppostion fondamentale entre notre intuition de la liberté (je sens que je peux déplacer ma main à gauche ou à droite) et l’idée scientifique du déterminisme (les mêmes causes produisent les mêmes effets, c’est-à-dire que la cause détermine l’effet).
A. Quelques mots sur le déterminisme
Cette idée du déterminisme de la nature était en vogue au XIXe siècle. Laplace concevait l’univers comme une horloge : un esprit omniscient qui connaîtrait l’état de l’univers à un instant donné, ainsi que ses lois d’évolution, pourrait en déduire son état à tout instant futur. Au XXe siècle, de nombreuses théories scientifiques ne sont plus formulées par des équations déterministes mais par des modèles statistiques. Par exemple, la mécanique quantique prédit seulement la probabilité pour qu’un tel événement se produise ou non. Certains philosophes se basent là-dessus pour affirmer que le monde n’est pas déterminé, et qu’il existe une indétermination fondamentale au cœur même de la matière.
A ce sujet je tiens à insister sur quelques points :
- Premièrement, il faut être extrêmement prudent dans l’interprétation des résultats de la science en général et de la mécanique quantique en particulier, car les scientifiques eux-mêmes n’y comprennent pas grand-chose et les philosophes encore moins (en général).
- Deuxièmement, les conclusions à tirer de la mécanique quantique sont loin d’être claires. On peut penser que ces modèles statistiques ne prouvent pas quelque indétermination fondamentale que ce soit mais témoignent seulement de notre incompréhension des mécanismes fondamentaux, un peu comme si on décrivait le lancer d’un dé par une loi statistique faute de pouvoir calculer sa trajectoire exacte et de prédire ainsi le résultat de l’expérience. D’ailleurs Einstein lui-même est toujours resté déterministe, malgré les succès de la mécanique quantique : « Dieu ne joue pas aux dés », disait-il.
- J’ajouterais même que le fait qu’une loi statistique s’applique prouve, en un sens, l’existence d’un déterminisme à l’œuvre. Pour reprendre l’exemple simple du dé, celui-ci ne sera régi par une loi statistique que s’il est parfaitement symétrique ; il suffit qu’il soit déséquilibré ou déformé pour que les résultats soient faussés. Peut-être que si la nature était véritablement indéterminée les lois statistiques (loi des grands nombre notamment) elles-mêmes ne pourraient la décrire.
Le déterminisme est une hypothèse métaphysique, au sens où elle ne peut sans doute pas être tranchée par l’expérience. Plus précisément, on ne pourra jamais prouver que le monde est déterminé. Même un très grand nombre de causes produisant toujours les mêmes effets ne prouveront jamais qu’il n’est pas possible qu’un autre résultat surgisse à la prochaine expérience.
En revanche, on pourrait bien démontrer l’indéterminisme : il suffirait de réaliser deux expériences rigoureusement identiques et d’observer deux résultats différents. Le seul problème, mais il est de taille, est que nous ne parviendrons sans doute jamais à produire deux expériences rigoureusement identiques. Souvenez-vous de Pascal : il n’y a pas deux grains de raisins identiques…
Ces difficultés étant soulignées, j’insisterai sur un dernier point, un argument philosophique cette fois : c’est qu’il nous est très difficile d’imaginer l’indéterminisme. Quand on y pense, l’idée qu’une même cause puisse produire deux effets différents est très difficilement concevable, elle heurte l’esprit scientifique dans son fondement même. D’où viendrait, en effet, la différence ? Peut-être est-ce là un préjugé, mais nous ne sommes guère capables de renoncer à l’hypothèse déterministe. Remettre en cause le déterminisme, c’est remettre en cause l’idée même de causalité…
B. Le libre arbitre
Commençons par exposer la conception de la liberté qui s’oppose au déterminisme : la liberté comme libre arbitre. Je distinguerai ici deux types de libre arbitre.
1. La liberté comme acte gratuit
Souvenez-vous : la liberté métaphysique, la liberté de la volonté, a été conçue par un déplacement du concept de liberté des actions vers la volonté. Or la liberté d’action était définie comme l’absence d’entraves ; par suite on conçut naturellement la liberté de la volonté aussi comme absence d’entrave, absence de détermination.
Si ma volonté est influencée par mes parents, mes amis, mes professeurs ou la télévision, je ne suis pas libre, je suis aliéné. En suivant ce fil de pensée certains philosophes en sont venus à imaginer que la liberté de la volonté réside dans son indépendance absolue à l’égard de toute cause. L’acte libre serait l’acte gratuit, c’est-à-dire un acte sans cause ni raison, qui échapperait à la grande chaîne de la causalité. La liberté serait cette capacité humaine, un peu miraculeuse, d’initier une chaîne causale à partir de rien. Le modèle de cette liberté est la liberté divine qu’aurait eue Dieu de se créer lui-même : selon les théologiens Dieu estcausa sui, cause de soi, ce qui existe par soi-même.
Le romancier André Gide avait une telle conception de la liberté :
J’ai longtemps pensé que c’est là ce qui distingue l’homme des animaux, une action gratuite… Et comprenez qu’il ne faut pas entendre par là une action qui ne rapporte rien, car sans cela… Non mais gratuit, un acte qui n’est motivé par rien. Comprenez-vous ? Intérêt, passion, rien… L’acte désintéressé ; né de soi ; l’acte aussi sans but ; donc sans maître ; l’acte libre, l’acte autochtone.
André Gide, Le Prométhée mal enchaîné
André Gide a mis en scène une telle liberté dans son roman Les Caves du Vatican : alors qu’il est dans un train, le héros, Lafcadio, décide de commettre un acte – un meurtre – à partir de raisons purement arbitraires :
– Là, sous ma main, cette double fermeture – tandis qu’il est distrait et regarde au loin devant lui – joue, ma foi ! plus aisément encore qu’on eût cru. Si je puis compter jusqu’à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence : Une ; deux ; trois ; quatre ; (lentement ! lentement !) cinq ; six ; sept ; huit ; neuf… Dix, un feu…
André Gide, Les Caves du Vatican
Mais cet acte est-il vraiment gratuit ? Il a bien une cause : la lumière dans la campagne. Et il y a même une volonté à l’origine de cet acte : prouver que l’homme est libre.
De plus, que vaut une telle liberté ? C’est la liberté de prendre nos décisions au hasard. Il faut bien comprendre que cette idée ne nous intéresse guère. Certes, il serait beau, en un sens, de pouvoir prouver que l’homme a la capacité d’échapper au déterminisme universel de la nature, mais nous ne voulons pourtant pas que nos décisions soient prises de manière aléatoire en nous-mêmes !
Conclusion : l’acte gratuit n’existe sans doute pas, et surtout il ne nous intéresse pas.
2. La liberté comme indépendance à l’égard de nos instincts
Ce second concept du libre arbitre est, au contraire, très intéressant car il est la condition de possibilité de l’action morale. Si je trouve un portefeuille dans la rue, j’ai le devoir moral de le rendre. Or pour cela, il faut que j’aie la liberté de m’opposer à mes désirs, en l’occurrence à mon désir égoïste de garder l’argent pour moi.
La seule conscience de ce devoir prouve d’ailleurs que nous avons cette liberté. Nous ne sentirions pas en nous le devoir de faire une chose, si nous n’avions pas la possibilité de faire cette chose. C’est ce que voulait dire Kant par cette formule énigmatique : « Tu dois donc tu peux ».
Rousseau voit dans cette liberté, plutôt que dans l’intelligence, la véritable différence entre l’homme et l’animal :
Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règles qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer. […]
Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête ; ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Discours sur l’origine de l’inégalité (1755)
Tout le problème est de savoir comment nous pouvons nous opposer à un désir. Ne faut-il pas toujours un autre désir pour s’opposer à un désir ? Kant tente de conceptualiser la possibilité d’une volonté autonome, c’est-à-dire capable d’être déterminée par la raison seule. Mais il faut bien reconnaître que du point de vue psychologique, l’idée d’un acte purement désintéressée est incompréhensible : comment un être vivant peut-il faire un effort s’il n’a rien à obtenir en retour ?
Nietzsche propose un argument subtil pour expliquer l’illusion de liberté que nous ressentons : nous croyons que notre volonté se réalise toujours parce que nous appelons « notre volonté » celui de nos désirs qui l’a emporté sur les autres et qui donc se traduit en actes : nous avons en nous une guerre civile de désirs, mais nous nous identifions à celui qui emporte la bataille, créant ainsi l’idée fictive d’un « moi » unitaire :
Ce qu’on nomme « libre arbitre » est essentiellement notre sentiment de supériorité à l’égard de celui qui doit obéir. […] Un homme qui veut commande en lui-même à quelque chose qui obéit ou dont il se croit obéi. Mais […] si […] nous sommes à la fois celui qui commande et celui qui obéit, et si nous connaissons, en tant que sujet obéissant, la contrainte, l’oppression, la résistance, le trouble, sentiments qui accompagnent immédiatement l’acte de volonté ; si, d’autre part, nous avons l’habitude de nous duper nous-mêmes grâce au concept synthétique du « moi », on voit que toute une chaîne de conclusions erronées, et donc de jugements faux sur la volonté elle-même, viennent encore s’agréger au vouloir. Ainsi celui qui veut croit-il de bonne foi qu’il suffit de vouloir pour agir. Comme dans la très grande majorité des cas, la volonté n’entre en jeu que là où elle s’attend à être obéie, donc à susciter un acte, on en est venu à croire, fallacieusement, qu’une telle conséquence était nécessaire. […] L’effet, c’est moi : ce qui se produit ici ne diffère pas de ce qui se passe dans toute collectivité heureuse et bien organisée : la classe dirigeante s’identifie aux succès de la collectivité.
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 19
Autant dire que l’idée d’une capacité, en l’homme, à s’opposer à ses désirs au sens fort, c’est-à-dire l’idée d’une véritable autonomie de la volonté, est tout aussi difficile à admettre que celle d’un acte gratuit.
Par conséquent, peut-être vaut-il mieux renoncer au libre arbitre, accepter l’hypothèse déterministe et tenter de penser la liberté dans un cadre déterministe.
C. La philosophie déterministe
Spinoza est le philosophe déterministe le plus célèbre.
Pour lui, le monde est déterminé. Et l’homme n’est pas un empire dans un empire. Il n’est qu’une partie de la nature. Et par conséquent il est déterminé, comme toute chose.
Le libre arbitre n’existe donc pas. C’est une illusion. L’homme se croit libre car il ignore les causes qui le déterminent à agir et à désirer.
Reprenons notre exemple du début : je me crois libre de déplacer ma main à gauche ou à droite uniquement parce que je ne perçois pas le déterminisme à l’œuvre qui me poussera fatalement à accomplir l’un ou l’autre de ces mouvements. En réalité je ne suis absolument pas libre de cela. Il était déterminé, de toute éternité, que j’allais déplacer ma main, par exemple, d’abord à gauche puis à droite.
Pour illustrer son propos, Spinoza prend l’image de la pierre. L’homme est comme une pierre qui tombe, et qui se croit libre uniquement parce qu’il a conscience de son mouvement sans avoir conscience des causes qui le poussent à suivre un tel mouvement. Plus tard, Wittgenstein prendre l’image d’une feuille morte tombant à terre pour illustrer la même idée.
Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit, d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre, il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait un effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent.
Baruch Spinoza, Lettre à Schuller
Toutefois, la vision déterministe des choses n’empêche nullement de concevoir une certaine liberté. Au contraire, cela nous permet de repenser la liberté et de mieux comprendre ce que nous entendons véritablement par ce mot.
1. Liberté et déterminisme ne s’opposent pas
Premier point : il n’y a pas d’opposition entre déterminisme et liberté, et ce pour plusieurs raisons :
- La liberté n’est pas le hasard. Comme nous l’avons dit plus haut, la liberté n’est pas l’indéterminisme. Ce qui nous intéresse n’est pas que nos décisions soient prises au hasard, mais selon une modalité propre, qui nous convienne…
- La détermination n’est pas la contrainte. La liberté est l’absence d’entraves extérieures, mais non pas de toute détermination, et en particulier la liberté n’est pas l’absence de détermination intérieure. Au contraire, Spinoza définit l’acte libre comme celui qui est déterminé intérieurement.
- On peut même dire que le déterminisme est la condition de la liberté : pour pouvoir agir, il faut que le bras obéisse à la main ; il faut que le monde soit régulier et prévisible ; enfin pour être libre il faut être, il faut exister, il faut être quelque chose. La liberté divine de s’auto-créer est un mythe inconcevable. On ne peut parler de liberté qu’à partir d’un être donné. La facticité (être ce que je suis, tel que je suis, ici et maintenant) est la condition de la liberté.
2. Vers une nouvelle conception de la liberté
Finalement le déterminisme nous pousse à repenser la liberté.
Il nous fait prendre conscience du fait que la liberté n’est pas l’absence de toute détermination mais l’existence d’un certain type de déterminisme. Précisons deux points essentiels.
Premièrement, la liberté ne consiste pas à supprimer le déterminisme (ce qui serait complètement impossible) mais à prendre conscience des déterminismes afin d’orienter notre action en fonction de ces données. Ici le contre-exemple, le repoussoir, est la mouche : la pauvre sotte passe sa journée à butter contre la vitre qu’elle ne voit pas.
Les stoïciens nous invitent à ne pas être des mouches dans la vie de tous les jours. C’est-à-dire à accepter le destin, c’est-à-dire accepter la nécessité. Cela veut dire d’abord distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas et accepter ce qui ne dépend pas de nous.
Attention ! Il ne faut pas confondre déterminisme et fatalisme. Comme l’a bien souligné Alain, le déterminisme est en vérité le contraire du fatalisme. Selon le fatalisme, quoi que nous fassions nous subirons le même sort. Selon le déterminisme au contraire, chacun de nos actes compte et détermine notre avenir. Le monde est déterminé, mais par nous-mêmes !
Deuxièmement, dans la lignée de Spinoza, Bergson définit la liberté comme l’adhésion à soi-même. L’homme libre est celui qui est en accord avec lui-même et qui sait ce qu’il veut. L’acte libre est celui qui exprime notre personnalité profonde et dans lequel nous pouvons nous reconnaître. Par opposition, l’homme aliéné est celui qui est embrouillé, qui n’a pas tiré les choses au clair et ne sait pas ce qu’il veut ; l’acte accompli sous influence est celui qui ne nous ressemble pas et dans lequel nous ne pouvons pas nous reconnaître, car nous n’en sommes pas véritablement la cause.
Finalement, selon cette conception la liberté se conquiert par un travail de clarification opéré sur soi. On pourrait dire que pour être libre il faut suivre l’injonction de Nietzsche : « Deviens ce que tu es ! »
Conclusion
Pour conclure, il y a deux grandes manières de penser la liberté :
- On peut penser la liberté à partir de la spontanéité. On verra alors dans la liberté un sentiment subjectif de faire ce que l’on veut, et on pourra être mené à penser la liberté comme libre arbitre ou comme puissance. Le fou et le sot offrent peut-être des figures percutantes de cette liberté !
- On peut penser la liberté comme obéissanceàlaraison. Alors la liberté n’est plus à chercher dans le hasard ou la folie, mais au contraire dans la sagesse, dans la lucidité et la conscience des nécessités du monde.
La liberté, c’est l’absence de mur. Il y a donc deux manières d’être libre : briser les murs (première solution) ou les contourner (deuxième solution). On peut concilier les deux approches : les stoïciens recommandent de distinguer les murs inébranlables des autres afin de concentrer nos coups de marteaux sur ces derniers.