Formule introductive.
La révolution industrielle a connu son apogée au XIXème siècle. Les découvertes scientifiques et techniques avaient vraiment secoué et préoccupé le monde européen dans tous les domaines d’activité (agriculture, transport, médecine…). Par ailleurs, celles-ci avaient aussi l’air d’un couteau à double tranchant. En effet, autant elles ont sensiblement amélioré les conditions de vie (le travail était devenu moins fatigant et la production intensifiée et accélérée, on se déplaçait plus vite et plus confortablement, on ne mourait plus de certaines maladies…), autant elles ont également donné naissance aux classes sociales dont les forces sont inégales : la bourgeoisie (moins nombreuse et plus riche) et le prolétariat (plus populeuse et plus pauvre).
Divorçant avec la littérature romantique (égoïste avec son lyrisme et imaginative avec ses fictions), une nouvelle génération d’artistes préfère attacher plus de prix à la fidèle peinture du réel, à cette représentation de ce conflit de classes et de passions qui offre un sujet d’inspiration inépuisable et qui lui semble plus utilitaire. C’est ainsi que le réalisme est né, un mouvement artistique qui se prolongera dans le temps pour s’appeler naturalisme.
Parmi les plus grands auteurs de ce courant littéraire, on doit citer Honoré de BALZAC, Henri BEYLE (Stendhal), Gustave FLAUBERT, les frères GONCOURT (Jules et Edmond), Guy de MAUPASSANT, Émile ZOLA…
Voici, très brièvement résumés, quatre principes fondamentaux du réalisme et du naturalisme.
PRINCIPE 1 : LA FIDÈLE REPRÉSENTATION DU RÉEL.
Au tribunal, quand on attrait un témoin à la barre, avant tout, on lui fait jurer, la main sur le texte sacré, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité (comme dans ”rirou tribunal”). C’est à peu près cela aussi, le projet de départ de l’écrivain réaliste : la volonté de représenter le plus fidèlement possible la réalité, rien que la réalité, toute la réalité. Pour y parvenir, celui-ci puise son sujet, sa source d’inspiration, dans les faits divers, le vécu quotidien, les bas-fonds, très souvent en rapport avec ces deux classes sociales distinctes. Pour ce faire, il s’adonne à une patiente et obsédante documentation (en notant tout, en lisant tout, en interrogeant tout…). Ce n’est qu’après ce travail souterrain qu’il commence véritablement la rédaction de l’oeuvre qui sort de sa plume comme un enfant du ventre de sa mère ! Gustave Flaubert est passé maître dans la patience de mettre par écrit ses oeuvres d’art, surtout lorsqu’on lit ses fameuses Correspondances où il en parle. On comprend donc, derrière cette intention de représenter le réel le plus fidèlement possible, pourquoi Stendhal écrivait : « le roman est un miroir qui se promène sur une grande route ; tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route ».
PRINCIPE 2 : UNE LITTÉRATURE « QUI SENTE L’ODEUR DU PEUPLE ».
Beaucoup de contemporains du réalisme ne partageaient pas tellement cette nouvelle tendance de l’artiste qui n’éprouve aucun scrupule à restituer si crûment, si indifféremment, la réalité cruelle. En effet, ces écrivains affectionnaient particulièrement la représentation de scènes liées à la saleté, à la sexualité, au manque de morale, à la violence… Ils étaient alors qualifiés de malpropres (comme chez les pauvres), d’obscènes (comme chez les arrivistes coureurs de jupons), d’immoraux (comme chez les chefs d’entreprise), de sadiques (comme chez les grévistes ou les hommes de tenue)… Mais nous en comprenons la raison : c’est parce que ces écrivains ne veulent point trahir leur projet de départ, en particulier la représentation de toute la réalité, adhérant par la même occasion à la conception du monde tel que l’entend la philosophie chinoise du yin et du yang ; ce bas-monde tient son équilibre à partir de l’existence d’une chose et de son contraire, à l’instar de la beauté qui cohabite avec la laideur, à cette ”horreur”, synonyme du mal observé sous tous les angles, même sentimentaux. Il suffit de lire L’Assommoir de Émile Zola pour s’en convaincre. L’antihéros, l’homme ordinaire, était né, saisi qu’il était dans ses forces et faiblesses, pris en étau entre le bien et la mal, dans son état d’âme comme dans son état d’esprit, admirable et décevant selon les moments, les choix et les circonstances.
PRINCIPE 3 : L’OBJECTIVITÉ OU L’IMPERSONNALITÉ.
On dit d’un écrivain qu’il est impersonnel, objectif, neutre, lorsqu’il se garde de toute apparition (physique, avisée, visionnaire) dans son texte. Les réalistes et les naturalistes sont comme des photographes de leur époque (le daguerréotype aidant), et un photographe n’est intéressé que par son objectif. Toutefois, ils sont très engagés même s’ils adoptent une posture d’objectivité, de neutralité absolue. Pour preuve, Émile ZOLA disait : « j’aurais voulu aplatir le monde, d’un coup de ma plume, en forgeant des fictions utiles… des romans qui sentent l’odeur du peuple ». Quand le romantique est engagé avec un ”je”, le réalisme s’en défend et fait juste voir les injustices dont les bourgeois sont les responsables et les prolétaires les victimes. Cet engagement objectif se perçoit aussi dans cette citation des deux frères GONCOURT qui affirment : « l’écrivain doit être dans son livre comme la police dans une ville, partout et nulle part ». Gustave FLAUBERT ira beaucoup plus loin lorsqu’il ordonne : « l’artiste doit être dans son oeuvre comme Dieu dans la création ; présent partout et visible nulle part, qu’on le sente mais qu’on ne le voie pas ». J’ai exploité avec mes élèves un passage textuel de Germinal (1885) qui représente la scène de rencontre d’Étienne (personnage principal) et Bonnemort (doyen des ouvriers mineurs). En le subdivisant en trois mouvements (les présentations, le portrait du vieil homme et la carrière de celui-ci), on s’est rendu compte que le premier est effectué par les deux personnages ; le deuxième s’échafaude sous le regard médusé d’Étienne ; le troisième est parcouru, retracé par Bonne mort. Nulle part Émile Zola n’apparaît, grâce à l’usage exclusif de la focalisation interne.
PRINCIPE 4 : LE CHOIX EXCLUSIF DU ROMAN.
C’est devenu comme un pléonasme (une répétition inutile) quand on emploie l’expression ”romancier réaliste” parce que l’écrasante majorité des réalistes et des naturalistes fait usage de romans. Pourquoi le choix exclusif de ce genre littéraire au détriment des autres ? C’est parce que la poésie est trop réglementaire et ceux qui l’emploient l’utilisent généralement pour la description. C’est parce que le théâtre se consacre essentiellement à la représentation des scènes de dialogue alors que la narration a ceci d’utile : la subjectivité du narrateur qui agit sur le narrataire. C’est plutôt le roman qui permet le mieux, et plus aisément, de restituer fidèlement le réel sous tous ses angles, selon les nécessités esthétiques, en harmonisant toutes ces formes textuelles conjuguées. En effet, là, l’écrivain est capable de produire des passages descriptifs, des séquences narratives, des scènes de dialogue, selon l’exigence stylistique qui s’impose dans l’oeuvre et surtout son lien avec le projet de départ : la réalité, rien que la réalité, toute la réalité. Pour preuve, toujours dans le même passage textuel de Germinal cité plus haut, les présentations se déroulent sous forme de DIALOGUE, le portrait n’est qu’une variante de la DESCRIPTION et la carrière est parcourue sous forme de NARRATION.
Le mot de la fin.
Jusqu’à la fin du siècle, le réalisme et le naturalisme n’étaient pas démodés. Que dire de ces deux noms de baptême ? Existe-t-il une différence entre eux ? À la place de différence, il faut préférer le terme ”prolongation”. Si le réalisme était très enclin à la description du réel, le naturalisme le prolonge dans cette voie jusqu’à donner à cette littérature une portée, un procédé presque scientifique à la limite. On assiste alors à l’observation de l’individu dont les actes sont déterminés par le milieu tout autant que l’hérédité. Quoi qu’il en soit, la différence est bien maigre. Mieux encore, au XXème siècle, une nouvelle génération impulse beaucoup plus en avant le réalisme et le naturalisme : les surréalistes.
TEXTE : extrait de Madame Bovary (l’incipit).
Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. […]
Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait […] l’air raisonnable et fort embarrassé. […] Ses jambes, en bas bleus, sortait d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.
On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ces oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même pas croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs […]
– Levez-vous, dit le professeur […] et dites-moi votre nom. […]
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot : Charbovari.
Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aiguës (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolés, se calmant à grand-peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.
Gustave Flaubert, Madame Bovary, I, 1, 1857.
Issa Laye DIAW
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