INTRODUCTION.
On distingue trois grands genres littéraires : le roman, le théâtre et la poésie. Ce dernier nommé est un art du langage permettant de suggérer avec des vers à forme fixe ou libre, avec harmonie et régularité, une infinité d’images, de sensations, d’état d’âme et d’esprit. Beaucoup n’ont pas tort de penser qu’il s’agit d’un genre qui date de longtemps ; en effet, avant que la poésie ne soit écrite puis récitée en public, elle était d’abord chantée de villes en villes par des aèdes, des bardes, des rhapsodes, des trouvères, des troubadours… Ce n’est que beaucoup plus tard, au Moyen-âge et surtout pendant la Renaissance, que la poésie a vraiment commencé à recevoir ses lettres de noblesse, à être écrite comme il faut, de façon plus « boutonnée ».
D’autres l’éloignent encore plus longtemps dans le temps, allant jusqu’à assimiler la forme des textes sacrés (les versets) à ces textes profanes (les vers). D’ailleurs, tout comme être prophète, être poète n’est pas donné à n’importe qui car ce sont des élus dont la mission consiste à divulguer des messages divins aux humains. Voilà pourquoi ces penseurs iront jusqu’à considérer l’activité créatrice poétique comme sacrée.
Quoi qu’il en soit, à quelques différences près, quatre lignes directrices arpentées peuvent permettre de circonscrire les principales fonctions de la poésie, selon les motivations propres à chaque poète et à chaque époque. Comme méthode d’approche, il est possible de parler de chacune de ces fonctions en revisitant par la même occasion les courants littéraires poétiques ayant jalonné les siècles.
I. LA POESIE DES LARMES :
FONCTION LYRIQUE OU SENTIMENTALE.
La lyre est un instrument de musique ; s’il est devenu aussi célèbre au point d’inspirer la dénomination d’une tendance littéraire longtemps en vogue, c’est parce que Orphée qui en jouait s’en servait comme l’instrument d’une complainte, à l’image de la plume dont se servent certains poètes sur un ton analogue de longues lamentations. Ces artistes ont donc l’habitude de relater dans leurs écrits des événements relatifs à leur propre vie très souvent liés à leurs peines personnelles. On remarque cette thématique déjà
– chez certains poètes de la pléiade (Ronsard, du Bellay : lyrisme amoureux, nostalgique, patriotique),
– des surréalistes (Desnos, Éluard : lyrisme brut, platonique, psychothérapeutique),
– des symbolistes (Baudelaire, Verlaine : lyrisme figurative, parabolique, emblématique)
– surtout chez des romantiques lyriques (Lamartine, Musset : lyrisme souvent consolateur, parfois religieux)
– et même dans les écrits de poètes négro-africains (Senghor : lyrisme culturel, identitaire, élégiaque).
Ils se servent alors du poème comme cadre privilégié d’expression d’un désir, d’un idéal, d’une thérapie contre la souffrance individuelle. Le cœur, siège des sentiments, devient ainsi la source inépuisable d’une inspiration féconde. C’est une des raisons pour lesquelles Musset s’exclamait : « Ah ! frappe-toi le cœur ! C’est là qu’est le génie ». Cette confidence rend le fardeau de la souffrance moins pesant ; c’est pourquoi Lamartine avouait que, pour lui, s’adonner à la poésie, c’est se soulager : « je n’imitais plus personne ; je m’exprimais moi-même pour moi-même ; ce n’était pas un art ; c’était un soulagement de mon propre cœur qui se berçait de ses propres sanglots ». Tant mieux si le lecteur lui-même a vécu l’expérience de toutes ces envies regrettables, de ces déceptions inopinées, de ces moments de faiblesse humaine universelle… Des détracteurs les ont cependant qualifiés d’égoïstes mais certains, à l’instar de Victor Hugo, s’en sont montrés fiers ou s’en sont vigoureusement défendus en faisant comprendre à qui voulait l’entendre que ce lyrisme est social aussi ; dans la préface de son fameux chef-d’œuvre poétique intitulé Les Contemplations (1856), il écrit : « ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne… On se plaint quelques fois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ».
II. LA POESIE DES ARMES :
FONCTION ENGAGÉE OU MILITANTE.
On dit d’un écrivain qu’il est engagé lorsqu’il emploie la plume pour se révéler incapable de rester les yeux fermés ou de garder les bras croisés devant tout ce qui lui paraît injuste, nonobstant les nombreux risques, allant des moindres (censure, rapatriement…) aux pires (exil, emprisonnement, assassinat…). Malheur aux forts qui pensent qu’en bâillonnant le messager, ils étoufferont le message ! Aussi, certains poètes jugent-ils inadéquat de parler de soi alors qu’il y a une attitude plus urgente à adopter.C’est pourquoi Lamartine s’écriait : « Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle ». Ces poètes croient donc absolument qu’une œuvre poétique vraiment digne de ce nom doit prendre la défense du peuple composé de classes sociales ravalées au bas de l’échelle ou encore de groupes raciaux opprimés. C’est pourquoi Hugo disait : « J’aurais été soldat si je n’étais poète ». Le poème possède subitement le pouvoir d’une arme qui crache le feu sur les méchants.
– Nous en voyons la démonstration chez des poètes humanistes (Ronsard dans Discours sur les Misères de ce temps ou encore D’Aubigné dans Les Tragiques) pendant les guerres de religion.
– Nous en avons aussi la preuve chez des romantiques engagés soit contre l’indifférence générale des hommes envers les défavorisés réduits à la misère à cause des conséquences de la révolution industrielle, soit contre des lois inhumaines (la peine de mort par exemple) ou antidémocratiques (Louis Napoléon Bonaparte),
– On n’oublie pas certains surréalistes opposés aux guerres mondiales et à l’occupation humiliante de la France par l’Allemagne nazie,
– ni de poètes négro-africains contestataires du système colonial instauré par le monde occidental.
Pour ce dernier cas, dans Cahier d’un retour au pays natal (1939), Aimé Césaire s’autoproclame porte-parole du peuple noir (« si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai »), non sans dénoncer ouvertement les horreurs de cette fallacieuse mission civilisatrice et pacificatrice qu’on appelle colonisation qui, en réalité, n’est rien d’autre que la prolongation d’un esclavage modernisé qu’on n’a même pas le droit d’appeler « commerce » étant donné qu’il n’est pas du tout équitable : j’apporte (des pacotilles ou des découvertes scientifiques) et j’emporte (des ressources humaines ou des ressources minières).
II. LA POESIE, UNE AUTRE ARME :
LA FONCTION DIDACTIQUE OU MORALISTE.
« Didactique » est l’adjectif relatif à tout ce qui se rattache à l’enseignement, à l’éducation. En effet, nombreux sont ceux qui croient résolument qu’un poème est inutile si elle ne prodigue pas de leçons de morale (explicites ou implicites) destinées à instruire les lecteurs avides de connaissances. Les siècles les plus représentatifs de cette orientation à la fois artistique et moraliste sont le XVIème avec des poètes de la Renaissance qui ont destiné ce genre littéraire à la formation du modèle humain appelé humaniste. Nous pouvons en avoir la preuve avec de nombreux poèmes de Ronsard tels que celui qui commence par « Mignonne, allons voir si la rose… » et où il reprend le thème du carpe diem. En outre, les traits de ce modèle humain furent encore plus prononcés au XVIIème, période de promotion de la morale par l’honnête homme, période aussi durant laquelle l’Académie française considérait comme inutile tout poème qui n’attache aucun prix aux leçons à en tirer. L’assimilation de celles-ci par le lecteur permet ainsi de se prémunir des surprises désagréables dont les trompeurs sont auteurs, parce qu’on a été trop crédule, ignorant ou négligeant. À titre illustratif, Jean de La Fontaine emploie un sous-genre de la poésie appelé la fable, tantôt pour démasquer les hypocrites qui usent de ruse pour parvenir à leurs mesquineries, tantôt pour soigner nos comportements pas très catholiques vis-à-vis de nos semblables. Le fabuliste a écrit lui-même dans la préface de son célèbre recueil apparemment puéril, voire anodin : « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes ». Nous retrouvons une toute autre direction de cette intention du poète d’enseigner, d’ouvrir les yeux sur le monde qui nous parlent par signe, chez les symbolistes. En effet, ces écrivains font de leur poésie une véritable entreprise de signification, un cadre idéal qui démontre que l’artiste n’est pas n’importe qui, qu’il possède ce « troisième œil », ce sixième sens comme on dit, plus profond que celui du commun des mortels, pour dévoiler les mystères de ce monde. Il suffit de lire par exemple « L’Albatros » pour découvrir comment Baudelaire transpose et égalise le sort de l’oiseau capturé et tourné en bourrique par les marins au sort du poète maudit que lui-même est devenu à cause de poèmes jugés macabres, obscènes, portés aux vices, parus dans Les Fleurs du Mal (1857).
IV. LA POESIE DU CHARME :
FONCTION ESTHÉTIQUE OU ORNEMENTALE.
En littérature, il faut entendre par esthétique ce qui est relatif à l’écriture, au travail stylistique, aux scrupules formels et rhétoriques. Ainsi, il y a des écrivains qui refusent catégoriquement que la langue avec laquelle on produit des vers soit méprisée ; elle doit plutôt être bien maîtrisée. Pour les uns, même si le message (le fond, le contenu, la matière) qui circule dans le poème est important, il passera pour médiocre lorsque la conception (la forme, le contenant, la manière) est négligée. En tout cas, les classiques en sont persuadés, eux qui sont soumis à de fortes exigences formelles. C’est d’ailleurs pour cette raison que, dans son Art poétique (1674), Nicolas Boileau écrivait :
« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Sans la langue en un mot, l’auteur le plus divin / Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
Hâtez-vous lentement et, sans perdre courage, / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ;
Polissez-le sans cesse et le repolissez ; / Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.».
D’autres poètes pousseront le bouchon plus loin, estimant qu’on ne doit vouer à la poésie aucun autre culte si ce n’est celui du beau, de l’art par définition ; en d’autres termes, la beauté (esthétique et thématique) doit être prioritaire pour le poète, voire exclusivement indépendante de l’utilité du poème. Celui qui est le plus parfait pour eux, c’est celui qui accorde au vers plus de transpiration que d’inspiration. Ces promoteurs de « l’art pour l’art » sont les parnassiens, à l’image de Théophile Gautier qui se disait prêt à tout banaliser sauf le soin à apporter à son texte bien écrit : « j’aimerais mieux avoir mon soulier mal cousu que de faire des vers mal rimés ». Pour d’autres encore, les symbolistes en l’occurrence, il faut exploiter davantage les ressources de la langue, être même capable de passer par un sujet qui inspire l’horreur, le dégoût car lié à la laideur, pour parvenir à cette beauté presque informe par la grâce des mots et du style très travaillé. Charles Baudelaire affirmait d’ailleurs : « avec de la boue, j’en ai fait de l’or ». L’important se situe donc aussi bien du côté du thème débattu que de celui de la langue bien soignée, renouvelée, enrichie. Avec les surréalistes, celle-ci se voit totalement réinventée sous le sceau de l’imagination, du ludique et de la liberté d’inspiration intimement liée à l’inconscient. C’est pourquoi d’ailleurs André Breton définissait ainsi le surréalisme : « dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».
CONCLUSION.
En un mot, on peut encore et toujours dénombrer à la poésie d’autres vocations à travers par exemple la poésie épique, dramatique, ludique … Toutefois, ces quatre que nous venons d’évoquer sont les plus récurrentes. En outre, la frontière n’est pas aussi étanche qu’on pourrait le croire ; elle est plutôt très poreuse car un seul texte peut bien réunir deux ou plusieurs fonctions à la fois. Donc, bien souvent, le poème est tout à la fois : une pharmacie pour les uns (fonction lyrique), un champ de bataille pour la plupart (fonction engagée), une salle de classe pour d’autres (fonction didactique), un musée des Beaux-arts pour certains (fonction esthétique).
Issa Laye DIAW
Donneur universel
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