Texte 1 :
Le mot Gesellschaft, société, a pour étymologie le mot Saal, salle. Lorsqu’une salle renferme plusieurs personnes, c’est elle qui fait que les personnes sont en société. Elles sont en société, mais elles ne font pas société. Elles font tout au plus une société de salon si elles parlent le langage que l’on parle dans un salon. Quant aux véritables relations, elles indépendantes de la société, elles peuvent exister ou ne pas exister sans que la nature de ce que l’on appelle « société » en soit altérée. La société, ce sont les personnes qui se trouvent dans la salle, et peu importe qu’elles soient muettes ou ne prononcent que de banales phrases de politesses. Les relations, au contraire, impliquent réciprocité, c’est le commerce (commercium) des individus. La société n’est que l’occupation en commun d’une salle ; des statues, dans une salle de musée, sont en société, elles sont « groupées ». Telle étant la signification naturelle du mot société, il s’ensuit que la société n’est pas l’œuvre de toi et de moi, mais d’un tiers qui fait de nous des compagnons et qui est le vrai fondateur, le créateur de la société.
Il en est de même pour une société ou compagnie de prisonnier (ceux qui jouissent d’une même prison). Le tiers que nous rencontrons ici est déjà plus complexe que ne l’était le simple local, la salle. Prison ne désigne plus un lieu, mais un lieu en rapport avec ses habitants : la prison n’est prison que parce qu’elle est destinée à des prisonniers, sans lesquels elle serait un bâtiment quelconque. Qui imprime un caractère commun à ceux qui y sont assemblés ? Il est clair que c’est la prison, car c’est à cause d’elle qu’ils sont des prisonniers. Qui détermine la manière de vivre de la société de prisonniers ? Encore la prison. Mais qui détermine leurs relations ? Est-ce aussi la prison ? Halte ! Ici je vous arrête : Évidemment, s’ils entrent en relations, ce ne peut être que comme des prisonniers, c’est-à-dire que pour autant que le permettent les règlements de la prison : mais ces relations, c’est eux-mêmes et seuls qui les créent, c’est le Je qui se met en rapport avec le Tu ;non seulement ces relations ne peuvent pas être le fait de la prison, mais celle-ci doit veiller à s’opposer à toutes relations égoïstes, purement personnelles (les seules qui puissent s’établir réellement entre un Je et un Tu).
La prison consent à ce que nous faisons un travail en commun, elle nous voit avec plaisir manœuvrer ensemble une machine ou partager n’importe quelle besogne. Mais si j’oublie que je suis un prisonnier et si je noue des relations avec toi, également oublieux de son sort, voilà qui met la prison en péril : non seulement elle ne peut créer de pareilles relations, mais elle ne peut même pas les tolérer.
Max Stirner, L’Unique et sa propriété
Texte 2 :
L’association composée de plusieurs bourgades forme dès lors une cité parfaite, possédant tous les moyens de se suffire à elle-même et ayant atteint, pour ainsi dire, le but ; née en quelque sorte du besoin de vivre, elle existe pour vivre heureuse. C’est pourquoi toute cité est dans la nature, puisque c’est la nature qui a formé les premières associations : or, la nature était la fin de ces associations, car la nature est la vraie fin de toutes choses. Ainsi nous disons des différents êtres, par exemple, d’un homme, d’un cheval, d’une famille, qu’ils sont dans la nature, lorsqu’ils ont atteint le développement complet qui leur est propre. De plus, le but pour lequel chaque être a été créé, c’est-à-dire sa fin, est ce qu’il y a de meilleur en lui : or, la condition de se suffire à soi-même est la fin de tout être, et ce qu’il y a de meilleur pour lui.
Il est donc évident que la cité est du nombre des choses qui sont dans la nature, que l’homme est naturellement un animal politique, destiné à vivre en société, et que celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune cité, est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. Il mérite, comme dit Homère, le reproche sanglant d’être sans famille, sans loi, sans foyers ; car celui qui a une telle nature est avide de combats et, comme les oiseaux de proie, incapable de se soumettre à aucun joug.
On voit d’une manière évidente pourquoi l’homme est un animal sociable à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis. La nature, comme nous disons, ne fait rien en vain. Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole ; la voix et le signe de la douleur et du plaisir, et c’est pour cela qu’elle a été donnée aussi aux autres animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir, et à se faire comprendre les uns aux autres ; mais la parole a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible, et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Ce qui distingue l’homme d’une manière spéciale, c’est qu’il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre dont la communication constitue précisément la famille et l’État.
Aristote, Politique
Texte 3 :
La décomposition de l’humanité en individus proprement dits ne constitue qu’une analyse anarchique, autant irrationnelle qu’immorale, qui tend à dissoudre l’existence sociale au lieu de l’expliquer, puisqu’elle ne devient applicable que quand l’association cesse. Elle est aussi vicieuse en sociologie que le serait, en biologie, la décomposition chimique de l’individu lui-même en molécules irréductibles, dont la séparation n’a jamais lieu pendant la vie. A la vérité, quand l’état social se trouve profondément altéré, la dissolution pénètre, à un certain degré, jusqu’à la constitution domestique, comme on ne le voit que trop aujourd’hui. Mais quoique ce soit là le plus grave de tous les symptômes anarchiques, on peut alors remarquer, d’une part, la disposition universelle à maintenir autant que possible les anciens liens domestiques et, d’autre part, la tendance spontanée à former de nouvelles familles, plus homogènes et plus stables. Ces cas maladifs confirment donc eux-mêmes l’axiome élémentaire de la sociologie statistique : la société humaine se compose de familles et non d’individus. Suivant un principe philosophique posé, depuis longtemps, par mon ouvrage fondamental, un système quelconque ne peut être formé que d’éléments semblables à lui et seulement moindres. Une société n’est donc pas plus décomposable en individus qu’une surface géométrique ne l’est en lignes ou une ligne en points. La moindre société, savoir la famille, quelquefois réduite à son couple fondamental, constitue donc le véritable élément sociologique. De là dérivent ensuite les groupes les plus composés qui, sous les noms de classes et de cités, deviennent, pour le Grand-Être, les équivalents des tissus et des organes biologiques Comme je l’expliquerai bientôt. Toutefois cette manière de concevoir la famille ne convient de préférence qu’au début de la religion positive, où la notion et le sentiment de l’Humanité n’ont pu encore prévaloir assez. Quand l’éducation régénérée aura suffisamment familiarisé les esprits et les cœurs des occidentaux avec le principe effectif et rationnel de la synthèse finale, les familles sembleront devoir être tellement combinées que leur séparation abstraite exigera quelques efforts habituels. Au lieu de définir la société humaine d’après la famille, alors prévaudra la disposition inverse, et l’on concevra les familles comme les moindres sociétés susceptibles de persistance spontanée.
Auguste COMTE, Système de politique positive ou Traité de sociologie
Texte 4 :
Supposons dix hommes, dont chacun a dix sortes de besoins. Il faut que chacun, pour son nécessaire, s’applique à dix sortes de travaux ; mais, vu la différence de génie et de talent, l’un réussira moins à quelqu’un de ces travaux, l’autre à un autre. Tous, propres à diverses choses, feront les mêmes, et seront mal servis.
Formons une société de ces dix hommes, et que chacun s’applique, pour lui seul et pour les neuf autres, au genre d’occupation qui lui convient le mieux ; chacun profitera des talents des autres comme si lui seul les avait tous ; chacun perfectionnera le sien par un continuel exercice ; et il arrivera que tous les dix, parfaitement bien pourvus, auront encore du surabondant pour d’autres. Voilà le principe apparent de toutes nos institutions. Il n’est pas de mon sujet d’en examiner ici les conséquences : c’est ce que j’ai fait dans un autre écrit.
Sur ce principe, un homme qui voudrait se regarder comme un être isolé, ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que misérable. Il lui serait même impossible de subsister ; car, trouvant la terre entière couverte du tien et du mien, et n’ayant rien à lui que son corps, d’où tirerait-il son nécessaire ? En sortant de l’état de nature, nous forçons nos semblables d’en sortir aussi ; nul n’y peut demeurer malgré les autres ; et ce qui serait réellement en sortir, que d’y vouloir rester dans l’impossibilité d’y vivre ; car la première loi de la nature est le soin de se conserver.
Ainsi se forment peu à peu dans l’esprit d’un enfant les idées des relations sociales, même avant qu’il puisse être réellement membre actif de la société. Émile voit que, pour avoir les instruments à son usage, il lui en faut encore à l’usage des autres, par lesquels il puisse obtenir en échange les choses qui lui sont nécessaires et qui sont à leur pouvoir. Je l’amène aisément à sentir le besoin de ces échanges et à se mettre en état d’en profiter.
ROUSSEAU, ÉMILE OU DE L’ÉDUCATION
Texte 5 :
Société. État de solidarité, en partie naturelle, en partie voulue, avec un groupe de nos semblables. Le lien de société est en partie de fait et non choisi, en partie imposé, en partie choisi ou confirmé par la volonté. Tous les paradoxes de la vie en société résultent de ce mélange, et l’on ne peut pas nommer société une association qui n’a pas une part de hasard et une part d’amitié.
Le contrat social ne fait jamais que reprendre volontairement ce qui est subi comme ce qui est aimé. Les sociétés fondées sur un contrat ne sont pas de véritables sociétés. Une banque, dès qu’il y a menace de ruine, tout le monde en retire ses fonds et l’abandonne. La véritable société est fondée sur la famille, sur l’amitié et sur les extensions de la famille.
Alain, Définitions, Paris, Gallimard, 1953, p. 197-198
Texte 6 :
L’humanité est condamnée à vivre dans l’ère de la solidarité, si elle ne veut pas connaitre celle de la barbarie. La solidarité c’est d’abord l’acceptation des différences, qu’elles soient d’ordre biologique ou le produit de la géographie de l’histoire. C’est renoncer à toute idée de hiérarchie entre les peuples et les nations. C’est abandonner une fois pour toutes la visions historiques de ceux qui, de la Grèce a la Rome antiques aux impérialismes modernes, ont toujours confondu civilisations et puissances, et relégué au rang de << barbare>> les peuples subjugués, comme ceux qui refusaient de l’être. Mais la solidarité implique plus : elle commende que par-delà les diversités, on s’efforce de bâtir, à l’échelle mondiale, un ordre économique, sociale et culturel nouveau, qui transcende les égoïsmes nationaux et permette à l’homme d’organiser rationnellement l’espace, de telle sorte que chacun puisse y vivre libre et heureux dans la fraternité avec son prochain, quel qu’il soit.
Amadou Makhtar MBOW, Pour un monde solidaire et plus humain
Texte 7 :
Il est vrai que, hors de la société civile, chacun jouit d’une liberté très entière, mais qui est infructueuse, parce que, comme elle donne le privilège de faire tout ce qu’on bon nous semble, aussi laisse-t-elle aux autres la puissance de nous faire souffrir tout ce qu’il leur plait. Mais dans le gouvernement d’un État bien établi, chaque particulier ne se réserve qu’autant de liberté qu’il lui en faut pour vivre commodément, et en une parfaite tranquillité, comme on n’en ôte aux autres que ce dont ils seraient à craindre.
Hors de la société, chacun a tellement droit sur toutes choses qu’il ne s’en peut prévaloir et n’a la possession d’aucune ; mais dans la république chacun jouit paisiblement de son droit particulier.
Hors de la société civile, ce n’est qu’un continuel brigande, et l’on est exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens et la vie ; mais dans l’État, cette puissance n’appartient qu’à un seul. Hors du commerce des hommes, nous n’avons que nos propres forces qui nous servent de protection, mais dans une ville, nous recevons le secours de tous nos concitoyens.
Hors de la société, l’adresse et l’industrie sont de nul fruit : mais dans un État, rien ne manque à ceux qui s’évertuent.
Enfin, hors de la société civile, les passions règnent, la guerre est éternelle, la pauvreté est insurmontable, la crainte ne nous abandonne jamais, les horreurs de la solitude nous persécutent, la misère nous accable, la barbarie, l’ignorance et la brutalité nous ôtent toutes les douceurs de la vie ; mais, dans l’ordre du gouvernement, la raison exerce son empire, la paix revient au monde, la sûreté publique est rétablie, les richesses abondent, on goûte les charmes de la conversation, on voit ressusciter les arts, fleurir les sciences ; la bienséance est rendue à toutes nos actions et nous ne vivons plus ignorants des lois de l’amitié.
Hobbes, Le citoyen
Texte 8:
De tous les êtres animés qui peuplent le globe, il n’y en a pas contre qui, semble-t-il à première vue, la nature se soit exercée avec plus de cruauté que contre l’homme, par la quantité infinie de besoins et de nécessités dont elle l’a écrasé et par la faiblesse des moyens qu’elle lui accorde pour subvenir à ces nécessités.
Dans les autres créatures, ces deux circonstances se compensent généralement l’une l’autre. Si nous considérons le lion en tant qu’animal vorace et carnivore, nous découvrirons aisément qu’il est soumis à de très grandes nécessités ; mais, si nous tournons nos regards sur sa constitution et son tempérament, sur son agilité, son courage, ses armes et sa force, nous trouverons que ses avantages sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et le bœuf sont privés de tous ces avantages : mais leurs appétits sont modérés et leur nourriture est facile à obtenir. C’est en l’homme seulement qu’on peut observer, à son plus haut point de réalisation, cette union monstrueuse de la faiblesse et du besoin. Non seulement la nourriture nécessaire à sa subsistance fuit ses recherches et son approche, ou du moins elle réclame, pour sa production, de la peine ; mais encore il faut que l’homme soit pourvu de vêtements et d’une habitation pour se défendre contre les injures du temps ; pourtant, à le considérer uniquement en lui-même, il n’est pourvu ni d’armes, ni de force, ni d’autres capacités naturelles qui répondraient à quelque degrés à tant de nécessités.
C’est par la société seule qu’il est capable de suppléer à se déficiences, de s’élever à l’égalité avec ses compagnons de création et même d’acquérir sur eux la supériorité. La société compense toutes ses infirmités ; bien que, dans ce nouvel état, ses besoins se multiplient à tout moment, ses capacités sont pourtant encore augmentées et le laissent, à tout égard, plus satisfait et plus heureux qu’il lui serait jamais possible de la devenir dans son état de sauvagerie et de solitude.
Quand chaque individu travaille isolément et seulement pour lui-même, ses forces sont trop faibles pour exécuter une œuvre importante ; comme il emploie son labeur à subvenir à toutes ses différentes nécessités, il n’atteint jamais à la perfection dans aucun art particulier ; comme ses forces et ses succès ne demeurent pas toujours égaux à eux-mêmes, le moindre échec sur l’un ou l’autre de ces points s’accompagne nécessairement d’une catastrophe inévitable et de malheur.
La société fournit un remède à ces trois désavantages. L’union des forces accroît notre pouvoir ; la division des tâches accroît notre capacité ; l’aide mutuelle fait que nous somme moins exposés au sort et aux accidents. C’est ce supplément de force de capacité et de sécurité qui fait l’avantage de la société
David Hume, Traité de la nature humaine
Texte 9 :
Et tout d’abord, toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, une volonté d’harmonie : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul ; qui n’aime donc pas la solitude, n’aime pas la liberté, car on est libre qu’étant seul. Toute société a pour compagnie inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d’autant plus chers que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son moi. Car c’est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand toute sa grandeur, bref, chacun s’y pèse à sa vraie valeur.
Arthur Schopenhauer, Aphorismes, Alcane p.174
Texte 10 :
Imaginons que j’en sois venu, par jalousie, par intérêt, par vice, coller mon oreille contre une porte à regarder par le trou d’une serrure. Je suis seul et sur le plan de la conscience non thétique (de) moi : Cela signifie d’abord qu’il n’y a pas de moi pour habiter ma conscience. Rien donc à quoi je puisse rapporter mes actes pour les qualifier. Ils ne sont nullement connus mais les suis (…..)
Voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j’ai honte(…)
J’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et, par l’apparition même d’autrui, je suis mis en demeure de porter un jugement sur moi-même comme un objet.∗thétique : relatif à une thèse de Fichet qui pose une chose en tant que telle, sans liens avec les autres, Selon Husserl c’est une conscience spontanée/ conscience réfléchie.
Jean Paul Sartre, l’être et le néant
Texte 11 :
Des observations attentives paraissent prouver que l’individu plongé depuis quelque temps au sein d’une foule agissante, tombe bientôt – par suite des effluves qui s’en dégagent, ou pour toute autre cause encore ignorée – dans un état particulier, se rapprochant beaucoup de l’état de fascination de l’hypnotisé entre les mains de son hypnotiseur. La vie du cerveau étant paralysé chez le sujet hypnotisé, celui-ci devient l’esclave de toutes ses activités inconscientes, que l’hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité consciente est évanouie, la volonté et le discernement abolis. Sentiments et pensées sont orientés dans le sens déterminé par l’hypnotiseur.
Tel est à peu près l’état de l’individu faisant partie d’une foule. Il conscient de ses actes. Chez lui, comme chez l’hypnotisé, tandis que certaines facultés sont détruites, d’autres peuvent être amenées à un degré d’exaltation extrême. L’influence d’une suggestion le lancera avec une irrésistible impétuosité vers l’accomplissement de certains actes. Impétuosité plus irrésistible encore dans les foules que chez le sujet hypnotisé, car la suggestion, étant la même pour tous les individus, s’exagère en devenant réciproque. Les unités d’une foule qui possèderaient une personnalité assez forte pour résister à la suggestion sont en nombre trop faible et le courant les entraine. Tout au plus pourront-elles tenter une diversion par une suggestion différente. Un mot heureux, une image évoquée à propos ont parfois détourné les foules des actes les plus sanguinaires.
Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les principaux caractères de l’individu en foule. Il n’est plus lui-même, mais un automate que sa volonté est devenue impuissante à guider.
Par le seul fait qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs.
Gustave Le Bon, Psychologie des foules
Texte 12 :
Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la société, pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d’une ordonnance régulière de cette Société. J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L’homme a un penchant à s’associer, car dans tel état, il sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s’entend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer (…). Sans ces qualités d’insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, resteraient tous les talents à jamais enfouis en germes, au milieu d’une existence bergers d’Arcadie, dans une concorde, une satisfaction, et un amour mutuels parfaits […]
Kant, « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite »