La prestigieuse école française s’est alliée aux universités de Thiès et du Witwatersrand, en Afrique du Sud, pour proposer un cours commun intitulé « Nouvelles compréhensions du monde ».
Heureusement que les huit ventilateurs accrochés au plafond ne cessent de tourner. Car ce matin du jeudi 12 janvier, dans la bibliothèque de l’université Iba Der Thiam de Thiès (UIDT), située à 70 km à l’est de Dakar, les idées chauffent les esprits. Et les doigts aussi de la soixantaine d’étudiants qui tentent de noter chaque mot prononcé avec ardeur par deux philosophes de choix : Souleymane Bachir Diagne, figure nationale, enseignant depuis 2008 à l’université Columbia, à New York, et Frédéric Worms, directeur de l’Ecole normale supérieure (ENS), l’un des plus prestigieux établissements français.
Mission impossible. Certains abdiquent, préférant poser le stylo et écouter dans un silence déroutant, les intervenants développer pendant plus d’une heure leur pensée sur le thème du cours intitulé « Pourquoi et comment comprendre ensemble le “nouveau monde” ».
M. Diagne se lance : « Quel monde nous faut-il penser ? Comment penser ce monde ensemble comme une seule et même humanité ? » Il estime alors que face aux « dérives du multiculturalisme » et à « la maladie de l’ethnonationalisme » où les individus s’enferment dans des obsessions identitaires qu’il nomme « tribalisme », l’universel doit rester l’ultime boussole. « Il ne faut pas abandonner l’universel pour nous installer dans un monde fragmentaire », avertit-il. Quant à M. Worms, il insiste sur la « fragilité » du monde, sur ses dangers et évoque « un conflit entre les compréhensions » qui perdure. « Mais nous pouvons construire un horizon commun », clame-t-il.
« Construire ». Ou plus précisément coconstruire. C’est justement le sens de la visite du directeur de l’ENS à Thiès et de cette leçon inaugurale donnée en présence du ministre de l’enseignement supérieur, Moussa Baldé, qui lance un programme de formation inédit entre la France et l’Afrique.
« Sujets de recherche de demain »
En effet, « Normale sup » s’est alliée avec les universités Iba Der Thiam et Witwatersrand en Afrique du Sud pour « construire un enseignement commun », comme l’explique M. Worms, un enseignement intitulé « Nouvelles compréhensions du monde ». L’Agence française de développement (AFD), à travers son « campus », est également partenaire du projet.
A partir du 6 mars, les étudiants en master de ces établissements, qui se sont réunis en consortium, vont pouvoir suivre, en distanciel ou en présentiel, ce cours pilote de vingt-quatre heures au total, donné conjointement par des professeurs des trois institutions depuis Paris, Dakar et Johannesbourg. Une partie des séances sera dispensée par M. Diagne dans les locaux de l’ENS en France, lui qui a été le premier Sénégalais à intégrer cette grande école. Les étudiants pourront valider ce cours auprès de leurs institutions respectives ; par la suite, une covalidation par les trois universités sera proposée.
Alors que les sociétés sont confrontées à des crises qui traversent les continents – Covid-19, dérèglement climatique, attaques contre les démocraties… –, cet enseignement veut inciter les étudiants à réfléchir sur le monde de demain et aux défis posés par ses métamorphoses en se délestant de leurs préjugés ou de leurs certitudes.
Ce consortium est une manière de dire aussi que plus personne n’a le monopole de la pensée et que celle-ci « est désormais partout et nulle part à la fois », souligne Ramatoulaye Diagne Mbengué, rectrice de l’UIDT. « On va faire émerger de nouvelles questions dans cet enseignement en commun », se félicite Leïla Vignal, directrice du département géographie à l’ENS. « Nous sommes ici pour trouver les sujets de recherche de demain, les nouvelles thèses », martèle Frédéric Worms qui prône plus d’ouverture pour son école. Dans quelques jours, les inscriptions vont s’ouvrir et « on espère qu’elles seront nombreuses », ajoute Mme Vignal.
« Des choses se pensent au Sud »
Dès la rentrée prochaine, en septembre, le cours « Nouvelles compréhensions du monde » sera étendu aux deux semestres de l’année universitaire avec quarante-huit heures au total. Le consortium est aussi à la recherche de financements pour que des Sénégalais ou des Africains du Sud puissent venir étudier à l’ENS et que les Normaliens fassent le chemin inverse.
Cet alliage s’inscrit dans la volonté de renouveler, d’égal à égal, les relations entre la France et l’Afrique voulues par Emmanuel Macron. Pour y arriver, le président de la République avait alors confié à Achille Mbembe le soin de rédiger un rapport (remis en octobre 2021) dans lequel le philosophe camerounais proposait de multiplier les échanges entre les grandes écoles et universités des deux continents. M. Mbembe, enseignant à Witwatersrand (qui n’a pas pu venir à Thiès) est l’un des initiateurs du projet.
En outre, le Sénégal souhaite, depuis quelques années, devenir une plateforme de l’enseignement supérieur et attirer davantage d’étudiants du continent mais aussi d’Occident et d’Asie. Et prouver ainsi qu’il peut proposer des cursus universitaires de grande qualité. « Le sens du cours “Nouvelles compréhensions du monde” est d’aller vers le Sud : des choses se pensent là-bas, rappelle Souleymane Bachir Diagne. Les questions africaines sont des questions planétaires et les questions planétaires sont des questions africaines. »
Comment changer définitivement la focale ? Le consortium espère attirer d’autres universités, notamment américaines, et créer à terme un master « pour en faire un titre incroyable, s’enthousiasme M. Worms. Notre but est de faire de l’Afrique un sujet universitaire et non pas un objet d’étude. C’est dire que nous travaillons avec l’Afrique et pas sur l’Afrique. »