Ma mère avait bien du mal à nous nourrir, bien qu’elle fût jeune et courageuse et qu’elle abattît autant d’ouvrage qu’un homme. Mais, moi, mon frère aveugle, une petite sœur et une femme de trente ans, c’étaient bien des bouches autour d’un pain.
Cela me faisait honte et peine de voir tant de travail à la maison. Je me sentais déjà courageux et fort. Je voulus gagner ma vie. Je dis à ma mère : « Nos récoltes s’annoncent maigres cette année. Donnez-moi les outils de mon père que j’aille travailler. « Elle me les donna en pleurant de les revoir. Je descendis aux hameaux d’en bas et je dis : »Qui est-ce qui veut que je tire de la pierre pour lui ? Je ne travaillerai rien que pour mon pain. « Quelques-uns me répondirent avec un sourire sceptique : »Va à la carrière, nous verrons si tu vaux ton pain. » Je commençai à travailler pour l’un et pour l’autre. Afin de prolonger mes journées, je couchais sous quelques planches qu’on m’avait prêtées ou bien, quand il faisait froid, dans la crèche des bœufs. Je ne remontais que le samedi soir à la maison et je rapportais à ma mère le peu d’argent que j’avais gagné et le peu de pain que j’avais épargné dans la semaine.
Ma mère m’embrassait, me serrait dans ses bras, fondait en larmes de me voir épuisé et amaigri et me disait : « Quel malheur que tu n’aies pas les bras de ton père, car tu en as déjà le cœur. »
Lamartine