Les funérailles du doyen
Tout le monde s’est rassemblé autour d’un cercle ; un événement important. Le doyen du village est mort et de grandes funérailles Sou Ba-Bé ont lieu. Un homme sort de la foule silencieuse ; il tient à la main une longue lance à la pointe argentée ; sa tête est couronnée d’un superbe turban, à son épaule pend une belle écharpe noire qui relève encore l’éclat de son grand boubou immaculé ; il s’avance au milieu du cercle et apostrophe le défunt. Il parle et sa parole magique donne soudain vie au passé ; du Doyen qui repose à ses pieds, il remonte de fils à père jusqu’à cet ancêtre errant qui fixa ses pas en ces lieux et fonda le village, conclut un pacte d’amitié avec les génies, maîtres du sol, maîtres des eaux, maître de la brousse. Dans un effort de mémoire prodigieux, il passe en revue les générations : il est tout esprit, toute pensée ; sa parole miraculeuse enfante des mondes ; de sa bouche coule un flot de paroles sages. II suit les âges, les familles, les générations ; il s’éloigne soudain du tronc commun et remonte les branches touffues des collatéraux ; il montre les liens tissés par le mariage, ceux nés d’une alliance, (d’une amitié que crée la guerre). Il ne compte pas par siècle, mais par génération, ses dates ne sont point des chiffres ; il jalonne le temps à l’aide d’événements qui ont marqué la vie du peuple « un tel est né l’année où il fit nuit en plein jour sous le règne d’un tel ». « Une crue jamais vue ravagea le pays sous le règne d’un tel ». « C’est sous le règne de tel que le premier blanc entra au village », etc.
Et quel beau récit ; sa parole tantôt grave, tantôt légère, peint les situations les plus variées ; on oublie le mort qui gît au milieu du cercle et l’auditoire médusé se transforme en salle de classe (le récit se poursuit, la foule attentive est accrochée aux lèvres du griot.) …
C’est le soir, l’homme à la lance se tait, les yeux se tournent vers le cercueil, on mène le doyen à sa dernière demeure, dans le cimetière où reposent tant de générations et de doyens.
Djibril Tamsir NIANE in « Mélanges » éd. Présence Africaine