ENTRE COUPS D’ETAT, ELECTIONS REPORTEES ET MOUVEMENTS SOCIAUX
Esquisses d’une démocratie à l’africaine
Même si la passation de pouvoir entre M. Abdou Diouf et M. Abdoulaye Wade, au Sénégal, en avril 2000 fait figure d’exception, la transition démocratique en Afrique rencontre de multiples obstacles économiques et politiques. Ainsi en a-t-il été en Côte-d’Ivoire : si le coup d’Etat du 24 décembre 1999 y a été suivi de progrès notables en matière de libertés, le pouvoir s’est à nouveau durci sous la pression des militaires (lire pages 22 et 23), prouvant à quel point, comme partout sur le continent, la sortie des autoritarismes est contrariée par la crise sociale et l’impréparation des élites.
Coups d’Etat, renversements d’alliances, mouvements sociaux et processus électoraux chaotiques accompagnent la transition politique entamée il y a dix ans sur le continent noir. Cependant, contrairement aux autres vagues de démocratisation (Europe du Sud et Amérique latine notamment), la disparition des partis uniques et la sortie des autoritarismes se sont effectuées en Afrique dans un contexte marqué par trois facteurs structurants malheureusement négligés par les analystes.
Le premier est la concomitance de la démocratisation et de l’« informalisation » de l’économie et des structures étatiques. En effet, au début des années 80, les mécanismes culturels et institutionnels qui rendaient possible l’assujettissement avaient atteint leurs limites. Par-devers le masque de l’ordre et de la loi et du théâtre d’Etat, un mouvement souterrain de dispersion graduelle du pouvoir était en cours (1). Cette évolution s’accentuait avec l’aggravation des contraintes liées au remboursement de la dette et l’application des politiques d’ajustement structurel. La menace d’insolvabilité générale pesant sur les économies ne se relâchant pas, l’effilochement s’est poursuivi tout au long des années 90, la crise prenant des formes parfois inattendues.
Loin d’y mettre un terme ou de conduire à l’Etat de droit et à la « bonne gouvernance » escomptés par les institutions financières internationales, le double impératif d’ouverture politique et de libéralisation économique accentuera, presque partout, l’émasculation de l’Etat. Celui-ci ayant perdu ses capacités à gérer le risque et l’imprévu autrement que par la force, c’est donc dans un contexte de violence sociale que se dérouleront les tentatives de sortie de l’autoritarisme.
Cette dispersion a imprimé aux démocratisations africaines un aspect singulier. D’une part, l’affaiblissement des capacités administratives de l’Etat y va de pair avec la privatisation de certaines de ses fonctions régaliennes (2). D’autre part, la prime accordée à la dérégulation se traduit sur le terrain par un mouvement général de désinstitutionnalisation, lui-même propice à la généralisation des pratiques informelles. On retrouvera ces dernières non seulement dans le secteur de l’économie, mais au cœur même de l’Etat et de l’administration, et dans tous les aspects de la vie sociale et culturelle liés à la survie quotidienne. Or, leur généralisation a entraîné non seulement une prolifération des instances de production des normes, mais aussi une démultiplication sans précédent des possibilités de contournement des règles et des lois, au moment même où les capacités de sanction détenues par les pouvoirs publics étaient les plus affaiblies. Dès lors, les conduites visant à infléchir les normes aux fins d’accroître les rentes et tirer le bénéfice maximum de la défaillance de l’Etat ont prévalu aussi bien chez les agents publics que privés.
Deuxième facteur : la démocratisation survient à un moment où, du fait de la brutalité de la crise, la diffraction de la société s’accélère. En plus des situations-limites que sont les guerres, les recompositions territoriales, les déplacements forcés de populations et les massacres, elle se traduit par la multiplicité des identités, des allégeances, des autorités et des juridictions, l’accentuation de la mobilité et de la différenciation, la vélocité dans la circulation des idées, des signes et des symboles, les capacités accrues de conversion des choses en leur contraire : tout sera utilisé pour atteindre toutes sortes de fins et tout deviendra objet de négociation et de marchandage.
Les conséquences de ce nouvel état culturel sur la constitution des mouvements sociaux et la formation des alliances et des coalitions sont considérables. Le temps court, les « coups » ponctuels et les impératifs de conquête immédiate du pouvoir ou la nécessité de le conserver à tout prix sont privilégiés au détriment des « projets » à long terme et de la recherche des alternatives. Il en résulte une instabilité structurelle, les alliances se nouant et se dénouant constamment. Sur un autre plan, l’opposition, faiblement institutionnalisée, agit au gré d’une multiplicité d’arrangements, zigzaguant constamment, au gré des circonstances.
De nouveau espace de liberté
Enfin, troisième facteur, il n’existait, au début des années 90, ni modèle théorique ni tradition de réflexion critique et autonome sur l’Etat de droit, les formes de la citoyenneté et les institutions de la démocratie sur le continent. L’atrophie intellectuelle du mouvement de démocratisation a permis la montée en force des idéologies nativistes et de nouvelles cosmologies articulées autour de symboliques religieuses et de la réhabilitation des forces occultes .
Ces trois facteurs ont lourdement pesé sur les résultats de la démocratisation. Si l’avènement du multipartisme a permis, à peu près partout, l’éclosion de nouveaux espaces de liberté, il a rarement conduit à des transformations qualitatives et irréversibles tant du point de vue de la vie civique que du point de vue du bien-être matériel des populations. En outre, partout, l’absence de solutions de rechange crédibles au modèle néolibéral a provoqué soit le repli dans un discours moral ou religieux (croisades anti-corruption), soit le retour aux identités primaires, soit l’aggravation des luttes pour la conquête ou la conservation du pouvoir. Plus que jamais, ces luttes sont liées à la possibilité de constitution des propriétés et aux dynamiques de la stratification sociale, dans des contextes où la nation n’a jamais vraiment existé et où l’Etat qui était supposé la construire ne le peut plus guère.
De cette intensification des luttes pour le pouvoir émergent trois configurations. D’une part, se détachent du lot les pays où des changements par la voie électorale sont possibles. Il s’agit d’un ensemble de régimes politiques relativement stables et bénéficiant d’une apparente légitimité (Afrique du Sud, Botswana, île Maurice, Bénin, Sénégal, Mali). La plupart de ces régimes sont le fruit de compromis négociés sur des durées relativement longues. La compétition des élites pour le pouvoir se déroule selon des règles généralement acceptées. La presse est libre. Les partis d’opposition exercent leurs activités avec un minimum d’entraves. Ces progrès ne sont cependant pas irréversibles, et les possibilités d’alternance restent aléatoires.
L’exemple sénégalais indique, à cet égard, que le renversement de pouvoirs autoritaires établis de très longue date par la voie électorale est mieux à même de survenir dans des pays dont les traditions d’ouverture à l’extérieur et les pratiques d’appropriation des symboles venus de loin sont relativement vieilles ; où, tout en puisant à des sources multiples, les réseaux culturels et les influences intellectuelles sont suffisamment flexibles pour produire des formes hybrides et syncrétiques ; et où, malgré la force relative des identités régionales et la permanence de conflits parfois aigus, les identités religieuses et les formes autochtones de la stratification sociale l’emportent sur les affiliations ethniques tout court .
Dans de tels contextes, une période d’association – prolongée ou intermittente – des partis d’opposition au gouvernement est nécessaire (gouvernements de coalition ou d’unité nationale). Bien qu’une telle expérience ne soit guère exempte de désaccords et de conflits parfois graves pouvant conduire à des émeutes ou à des emprisonnements, elle favorise l’assimilation réciproque des élites et l’émergence progressive d’une culture du compromis, en particulier sur les règles constitutionnelles et les réformes électorales.
Afin de réussir, la contestation de la légitimité du régime au pouvoir doit s’étendre au-delà des frontières nationales. En plus de la dénonciation classique des atteintes aux droits de la personne dans les médias et dans les enceintes internationales, cette contestation doit viser à obtenir sinon la mise au ban, du moins le discrédit du pays. Grâce à une utilisation habile du nouveau lexique international (lutte contre la corruption, transparence, Etat de droit…), les forces de l’opposition doivent convaincre la communauté internationale de la faillite du régime et des risques de déstabilisation que son maintien au pouvoir par tous les moyens poserait à l’ensemble de la région.
Mais la « multilatéralisation » des élections (et donc l’appel à l’ingérence) n’a de chances de se produire que si elle est appuyée par une mobilisation interne, en particulier des femmes et des jeunes (étudiants et écoliers, désœuvrés). Au-delà de leur inscription massive sur les listes électorales, ils dotent l’opposition du pouvoir de la rue, capable de faire peser le spectre d’une insurrection urbaine en cas de fraudes massives ou de coup de force. D’autre part, ils permettent le noyautage efficace des unités domestiques grâce à l’influence des mères de famille et aux relais que constituent les réseaux féminins dans le tissu social. Aucune stratégie électorale victorieuse n’est cependant possible sans un investissement des zones rurales, ce réservoir captif des régimes au pouvoir.
Le desserrement de l’étau du parti au pouvoir sur le vote rural passe par la médiation des nouvelles générations d’institutions non officielles : associations de femmes, de commerçants, de groupes de prière, de tontines, de sociétés culturelles ou de développement. Ces institutions servent de courroie de transmission entre les élites urbaines et leurs villages et communautés d’origine (5). Il passe ensuite par la neutralité relative des autorités coutumières et religieuses et des réseaux maraboutiques. Finalement, le renversement d’un pouvoir établi de longue date constitue l’aboutissement d’un vaste travail culturel facilité par le maillage du territoire grâce aux moyens de communication modernes que sont la radio et le téléphone portable ou aux incessants mouvements entre les villes et les campagnes.
Mais, pour que l’alternance effective ait lieu, il faut que l’armée choisisse d’être neutre ; qu’une relative duplicité des milieux d’affaires locaux et étrangers les pousse, tout en finançant le régime au pouvoir, à diversifier leurs risques en soutenant en sous-main l’opposition ; que la pression en vue d’élections relativement transparentes s’exerce en amont.
En contrepoint des configurations où des changements par la voie électorale sont encore possibles se situent les cas de transitions bloquées. Il s’agit tout d’abord des régimes qui, au plus fort de la contestation, avaient accepté malgré eux de s’engager dans une dynamique de refondation, par le biais des conférences nationales souveraines. Loin d’apaiser les conflits, ce mécanisme les avait davantage attisés. S’en était suivie une transition heurtée, contestée et vite refermée. Dans la plupart de ces cas, l’échec des transitions négociées s’est soldé soit par des élections truquées et un vigoureux processus de restauration autoritaire (Togo), soit par une série de coups d’Etat, dont certains fort sanglants (Niger), soit par la plongée dans des guerres civiles ou de dimension régionale, puis la partition du pays en de nombreux fiefs contrôlés par différents chefs de guerre soutenus par des Etats voisins (les deux Congos).
Dans ces pays, les élites au pouvoir depuis les indépendances ont résisté avec succès à la pression des forces de l’opposition et ont pu, unilatéralement, imposer un rythme à l’ouverture politique. En en déterminant seuls les contours, la nature et le contenu, elles ont édicté des règles du jeu qui, tout en sacrifiant aux aspects les plus élémentaires de la concurrence, leur permettent néanmoins de maintenir leur contrôle sur les principaux leviers de l’Etat et de l’économie. Des désaccords fondamentaux entre le pouvoir et l’opposition persistent dans ces pays en même temps qu’y perdure une situation de conflit dont les périodes de latence alternent avec des périodes aiguës. Les conditions de dénouement pacifique dépendront aussi bien de la pression des forces locales que de l’attitude des acteurs internationaux. Tel est notamment le cas au Cameroun, au Kenya, au Zimbabwe, en Guinée et au Togo.
Relance des luttes identitaires
Aucune alternance pacifique n’a eu lieu dans ces pays. Des changements ont eu lieu à la tête de l’Etat soit parce qu’une rébellion soutenue de l’extérieur avait chassé du pouvoir le dictateur (cas du Congo Kinshasa), soit parce que le dictateur en place était mort (cas de la Côte-d’Ivoire). Les réformes constitutionnelles y sont bloquées. Des segments de l’opposition ont rejoint le pouvoir. Des points de fixation de conflits permettent d’occuper en permanence une partie des militaires. Guerre et trafics allant de pair, ils y trouvent leur intérêt, pour autant que ces conflits ne s’étendent pas sur l’ensemble du territoire, mais restent confinés (guerres de frontières ou guerres touchant une région). En revanche, la circulation des armes a contribué à modifier substantiellement la structure sociale : criminalité urbaine et brigandage rural, zones entières (rurales ou urbaines) échappant à la maîtrise du gouvernement central. En outre, les formes d’appropriation violente des ressources se sont complexifiées, et des liens sont apparus entre les forces armées, la police, la justice et les milieux de la criminalité.
En troisième lieu viennent les pays où le changement politique s’est effectué par la guerre. Au cours du dernier quart du XXe siècle et en l’absence d’insurrections ou de mouvements révolutionnaires stricto sensu, le coup d’Etat et la guerre ont été les deux voies conduisant à la prise du pouvoir par la violence . Dans les deux cas, le rôle décisif était joué par l’institution militaire .
Les guerres actuelles ne sont plus menées au nom de l’anticolonialisme ou de l’anti-impérialisme. Certes, la rhétorique de l’éradication de la corruption, de la protection de l’environnement ou des droits des minorités – partie intégrante du lexique international – assigne encore à certaines d’entre elles une connotation morale et juridique. Mais, pour l’essentiel, elles relèvent de guerres de prédation et sont conduites selon des méthodes qui visent en priorité la population civile et l’extraction des ressources naturelles à l’état primaire.
Là où elles ont débouché sur la victoire militaire de l’une des parties en conflit, les guerres contemporaines n’ont pas nécessairement été suivies par la libéralisation des régimes. Au contraire, ont vu le jour des principautés militaires portées au rapport belliqueux tant avec les sociétés considérées qu’avec les Etats voisins, des tyrannies formées à partir d’un noyau armé et d’un faisceau de cliques exerçant un contrôle quasi absolu sur le commerce à longue distance et l’exploitation des ressources naturelles, et, dans certains cas, de régimes autoritaires parés des masques du « développementisme ». Dans ces régimes, les anciens « chefs de guerre » se sont reconvertis dans le civil, mais la culture du militarisme a continué d’imprégner les structures de la vie politique. C’est le cas en Ouganda, au Rwanda, au Liberia, en Erythrée et en Ethiopie.
Dans tous ces pays, la guerre est devenue la condition de la production du politique. D’où le haut degré d’articulation entre la conquête et l’exercice du pouvoir, d’une part, et la violence et la mort de masse, d’autre part. Enfin, il n’existe dans ces pays aucune continuité entre naissance et citoyenneté. C’est l’une des raisons pour lesquelles la plupart sont impliqués dans des conflits touchant la souveraineté de leurs voisins.
Sans nécessairement prendre les contours de la guerre généralisée, la violence sociale tend à se cristalliser autour des questions désormais cruciales que sont la constitution des identités, les modalités de la citoyenneté et la gestion de la mobilité et de la capture des ressources flottantes. La sortie des partis uniques a en effet relancé sur une échelle plus visible qu’auparavant les luttes identitaires. Du fait de l’informalisation de l’Etat et de la diffraction de la société, la mobilisation collective en vue de l’accès aux ressources s’effectue de plus en plus à partir des registres identitaires. Trois thématiques sont privilégiées : celle de la communauté d’origine, celle de la race (tel est notamment le cas dans les régions du continent autrefois constituées de colonies de peuplement comme au Kenya, au Zimbabwe et en Afrique du Sud) et celle de la religion.
Toutes ces évolutions indiquent que, loin d’être linéaires, les trajectoires de la transformation politique en Afrique sont variées. En outre, elles ne sont guère irréversibles. Les itinéraires suivis d’un pays à l’autre présentent, certes, des différences significatives. Mais ils témoignent également de profondes convergences. Mieux : dans chaque pays se retrouvent, de plus en plus, une concaténation et un enchevêtrement des configurations. L’ensemble atteste, si besoin était, la complexité du changement en Afrique.