INTRODUCTION
La partie de la philosophie qui traite de la science est appelée épistémologie. L’épistémologie est l’étude critique des sciences. La science n’a pas toujours existé. Comme le souligne Bachelard, « elle est une conquête tardive de l’esprit humain ». Avant la naissance la science, d’autres formes de pensée ont existé tel le mythe, la magie et la religion. Ces formes de pensée préscientifiques sont dites premières approches du réel, c’est à dire premières tentatives d’explication des choses. La science est aussi une approche du réel, mais elle se démarque des autres formes de connaissance et revendique le statut d’une connaissance exacte. Par ses méthodes, la science est aujourd’hui considérée comme le modèle de la connaissance exacte. Mais serait-elle le seul savoir exact comme le prétend le positivisme ? Serait-elle une connaissance incontestable ? A ces deux questions, s’ajoutent d’autres :
Le stade actuel de la science, est-ce une raison qui vaut l’inutilité de la philosophie ?
La philosophie devrait-elle ou non se taire quand la science enfante ?
La science, malgré ses progrès spectaculaires, arrive-t-elle à satisfaire toute la curiosité de l’homme ?
La science n’est-elle pas parfois préjudiciable à l’homme ?
La science ne laisserait-elle pas des zones d’ombre qui exigeraient l’intervention de la philosophie ?
I-LES PREMIERS APPROCHES DU RÉEL
D’abord, qu’est-ce le réel ? Le réel désigne aussi bien le monde physique que le monde métaphysique. De ce point de vue, une approche du réel désigne l’ensemble des opérations mentales que les hommes mettent en œuvre pour expliquer les phénomènes. Il existe, à ce sujet, plusieurs approches du réel : le mythe, la religion, la magie, la philosophie et la science.
Le mythe est un récit imaginaire transmis par la tradition et qui, à travers les exploits d’êtres fabuleux (dieux ou héros), tente d’expliquer des phénomènes comme l’origine de l’univers, de l’homme, des choses etc. Le mythe raconte comment, grâce à des êtres surnaturels, une réalité est venue à l’existence. Il est considéré comme sacré, il ne démontre pas ce qu’il dit, il se contente de le dire.
Sa fonction est essentiellement sociale, car il prescrit des règles que les hommes doivent adopter.
La religion est un ensemble de pratiques à travers lesquelles l’homme manifeste son attachement à Dieu. Elle repose sur des dogmes immuables et est censée dire une vérité absolue, incontestable, indiscutable pour le croyant. Ce dernier considère comme vrai tout ce que dit la religion et il interprète toutes choses selon ce que les textes en ont dit. Par exemple, pour expliquer la conception de l’homme, le religieux partira du créationnisme là où le scientifique parlera d’évolutionnisme.
La magie est une pratique exercée sur les choses et les êtres pour obtenir un effet. Il faut distinguer la magie noire de la magie blanche. La magie noire s’assimile à la sorcellerie, au mauvais sort alors que la magie blanche relève surtout de la prestidigitation, de l’illusionnisme et des pratiques mystiques de guérison. A partir du verbe ou des incantations, le magicien peut agir sur le réel. Lorsque le magicien arrive à dompter les forces invisibles de la nature, il les utilise pour obtenir des effets bénéfiques ou maléfiques. La magie est une pratique ésotérique, c’est à dire réservée aux initiés.
La philosophie et la science sont aussi des approches du réel, mais elles sont nées au 6 siècle avant Jésus Christ, bien après le mythe, la magie et la religion. La philosophie est une discipline qui n’admet pas une définition unanime. Elle a pour origine l’étonnement et est basée sur une remise en question permanente des certitudes. Elle englobait, à l’origine, les sciences qui, avec le temps, ont pris leur autonomie en développant leurs propres méthodes.
II-RAPPORT ENTRE LA SCIENCE ET LES PREMIÈRES APPROCHES DU RÉEL
On peut se demander quels rapports la science entretient avec les premières approches du réel. S’agit-il de rapports de continuité ou de rupture ? Autrement dit, la science est-elle le simple prolongement des premières formes de pensée ou une connaissance radicalement nouvelle qui vient remettre en question les pensées préscientifiques ? On trouve la réponse chez Auguste Comte et
Gaston Bachelard.
Selon Auguste Comte, la science devrait dépasser et même supprimer les premières formes de pensée. Il développe son point de vue à travers ce qu’il appelle « la loi des trois états ». Dans cette loi, Comte décrit le processus de l’évolution de l’esprit humain. La première étape est dite théologique : pour justifier la réalité, l’homme invoque des dieux et des êtres surnaturels. La deuxième étape est dite métaphysique : ici, l’esprit humain produit des notions abstraites comme le bien et le mal. La dernière étape est dite positive et elle correspond à l’avènement de la science.
Gaston Bachelard a abondé dans le même sens en considérant que les rapports que la science entretient avec les premières approches du réel sont des rapports de rupture, qu’il appelle rupture épistémologique. A son avis, pour que la science se constitue, il a fallu rompre avec les premières approches du réel. Ces dernières ont même constitué pendant longtemps des obstacles à la science.
Elles font partie de ce que Bachelard nomme obstacles épistémologiques. Il s’agit de tout ce qui a constitué un frein ou un écran à l’avènement de la science. C’est le cas de l’opinion commune, de certaines traditions, croyances et coutumes. Par exemple, certaines traditions surtout l’Eglise, a longtemps cru que la terre est le centre de l’univers. Il a fallu l’avènement de la science pour passer du géocentrisme à l’héliocentrisme.
III-RAPPORTS ENTRE LA SCIENCE ET LA PHILOSOPHIE
1-Imperfection de la philosophie et importance de la science
La spéculation et l’abstraction ont été conçues par certains comme les bases de l’imperfection de la philosophie. Ceux-là pensent que la philosophie devrait s’élever au-dessus de ses spéculations et viser le concret comme la science. Antoine Augustin Cournot estime que « l’une des imperfections radicales du discours parlé ou écrit, c’est qu’il constitue une série essentiellement linéaire ». Il s’inscrit dans la perspective d’une critique acerbe à l’endroit de la philosophie et montre le dessus de la science sur la philosophie. A son avis, la philosophie ne contribue pas à l’épanouissement matériel de l’homme et est en retard par rapport aux réalités vécues par l’homme.
On retrouve l’idée de ce retard chez Louis Althusser qui dit : « La philosophie se levait tard le soir tombé lorsque la science a parcouru l’espace d’une journée ». Hegel traduit ce retard en ces termes : « L’oiseau de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit » comme pour dire que la philosophie est toujours derrière la science.
2-Imperfection de la science et importance de la philosophie
La philosophie n’est pas superflue comme le disent certains. Elle est omniprésente et se veut omnisciente. Karl Jaspers dit à cet effet : « L’homme ne peut se passer de la philosophie… Aussi, est-elle présente partout et toujours ». La science ne peut pas épuiser le réel, elle bute souvent sur des obstacles et c’est à la philosophie de lui venir en aide. La vision que la science a de l’homme est très limitée contrairement à la philosophie qui a très tôt compris la complexité de l’homme. La philosophie fixe à l’homme un code de conduite morale dans la société alors que la science ne se préoccupe ni de la morale ni des questions existentielles qui angoissent l’homme.
Si on analyse les découvertes scientifiques, on se rend compte que la science ne s’occupe pas à rehausser la dignité de l’homme, à l’élever au-dessus de l’humanité, à lui enseigner une morale. Tout au contraire, elle incite l’homme à l’animosité en le dotant d’armes comme les bombes, les armes nucléaires, les gaz toxiques, la détérioration de la couche d’ozone etc. La science est, aujourd’hui, à l’origine de plusieurs maladies cancéreuses, dont le cancer de la peau causé par les produits de dépigmentation ou par les rayon ultraviolets, conséquence de la destruction de la couche d’ozone. La science est une discipline pour l’homme et contre l’homme, et c’est un paradoxe. Bien qu’elle soit une discipline qui n’a cessé d’étonner l’homme, la science doit néanmoins prendre en compte la morale. Il est grand temps qu’elle intègre dans ses inventions le côté moral. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », disait François Rabelais. Mais de l’avis d’Anatole France, les considérations morales de la science ne font que ralentir ses activités.
Pour lui, toute création est positive ou négative aux yeux de celui qui la juge. Donc tout est relatif en science et il conclut que la science
« ne se soucie ni de plaire, ni de déplaire, elle est inhumaine ».
VI-LES DIFFÉRENTES FORMES DE SCIENCE
Sous le vocable de la science, se cache une multiplicité de disciplines qui prennent des orientations diverses, et chacune d’elles à une méthode spécifique. Selon une classification devenue classique en épistémologie, on distingue trois grandes catégories de science : les sciences logico-formelles ou hypothético-déductives, les sciences expérimentales ou de la nature et les sciences sociales ou humaines.
1-Les sciences logico-formelles ou hypothético-déductives
Elles sont constituées de la logique et des mathématiques. Elles sont dites formelles parce qu’elles recherchent la validité de la forme ou sa cohérence du point de vue de la logique, non la vérité de l’énoncé. Elle repose essentiellement sur une démarche déductive rigoureuse. A titre d’exemple, on peut prendre le syllogisme d’Aristote :
Tous les Sénégalais sont des Baol Baol
Jean est un Sénégalais
Donc Jean est un Baol Baol
La proposition de départ est matériellement fausse, car tous les Sénégalais ne sont pas des Baol Baol, mais le raisonnement est cohérent, logique. En bref, les sciences formelles ou hypothético-déductives ne s’intéressent pas au contenu de la proposition, mais à la forme. C’est pourquoi elles sont dites formelles.
2-Les sciences expérimentales ou sciences de la nature
Elles étudient des réalités par le recours à l’expérience. A partir de l’étude des faits, elles essaient de dégager des lois et d’élaborer des théories. Les sciences expérimentales comprennent la physique qui étudie la matière interne et sa structure, la chimie qui étudie les composantes de la matière, la biologie qui a pour objet la matière vivante et l’astronomie qui s’intéresse aux corps célestes. Les sciences expérimentales suivent une démarche ternaire (3 étapes) : l’observation, l’hypothèse et la vérification. Une observation minutieuse des phénomènes permet de dégager une hypothèse, une supposition, une solution provisoire du problème posé. Ensuite, on passe à la vérification pour voir si l’hypothèse est confirmée. Si c’est le cas, on dégage une loi qui permet d’expliquer les rapports entre les phénomènes de la nature.
3-Les sciences sociales ou humaines
Par sciences humaines, on entend une réflexion scientifique sur les hommes et leurs comportements. Le problème de ces sciences est relatif à leur scientificité, on leur conteste leur caractère scientifique. Dans les sciences humaines, l’homme est à la fois observateur et observé, c’est-à-dire sujet et objet. Il n’y a pas de distance entre le sujet et l’objet, c’est l’homme qui s’étudie lui-même d’où le risque de subjectivité. Il s’ensuit une rupture épistémologique entre les sciences exactes et les sciences humaines. Autrement dit, dans la nature, les mêmes causes produisent les mêmes effets ; il est donc possible de prévoir un phénomène naturel, alors que l’homme est changeant suivant les circonstances. Si le phénomène naturel se répète, celui de l’homme ne l’est pas, ce qui pose le problème de scientificité des sciences sociales.
V-SCIENCE ET TECHNIQUE
Les rapports entre la science et la technique sont posés en termes d’antériorité de l’une par rapport à l’autre. La technique résulte-t-elle de la science ou est-ce la science qui résulte de la technique ? En tout cas, tout le monde s’accorde à dire que l’homme a dû agir avant de réfléchir. Dès que l’homme est apparu sur terre, il s’est mis à produire des outils pour affronter et transformer la nature. C’est pourquoi on l’appelle homo faber ou animal fabricateur d’outils. Mais au cours de l’histoire, les techniques ont évolué, des plus archaïques aux plus modernes. Et c’est grâce aux techniques sophistiquées que la science progresse, mais aussi c’est grâce aux avancées scientifiques que la technique se modernise, d’où un rapport de complémentarité entre science et technique. L’évolution des techniques dépend du progrès des connaissances scientifiques et vice-versa. C’est la technique qui fournit à la science les outils nécessaires à ses expériences, ses recherches. Même si les deux sont indépendantes, il est à souligner que historiquement la technique précède la science. La science décrit les choses telles qu’elles sont et non telles qu’elles devraient être. Elle cherche à démontrer l’ensemble de ses affirmations ; elle refuse l’arbitraire et le hasard qui sont une ignorance des causes. La technique, par contre, est un savoir-faire ; elle est une pratique, une action sur les choses.
VI-SCIENCE ET ETHIQUE
Dans la mesure où les avancées de la techno science pose des problèmes à l’humanité aussi bien qu’elle arrive à en résoudre, il devient urgent de contrôler la science, de lui définir des barrières. On doit imposer à la science des limites sur le plan éthique, moral et juridique afin d’éviter que l’homme ne soit prisonnier de ses propres productions comme les techniques génétiques, le clonage, la nucléarisation etc. La techno science a donc une part de responsabilité dans les maux de la société. La science a mis à notre disposition un très grand pouvoir sans nous dire comment l’utiliser. On prête même à Einstein les propose selon lesquels il aurait dit que s’il savait que les résultats de ses recherches feraient des dégâts, jamais il ne serait un scientifique. La science ne s’occupe pas d’éthique ; c’est pourquoi les moralistes, philosophes et religieux peuvent bien apporter quelque chose aux savants. Dès lors, on comprend Jean Rostand qui disait que « la science a fait de nous des dieux avant que nous méritions d’être des hommes ».
VII-SCIENCE ET ERREURS
La science est truffée d’erreurs. Par exemple, avec la découverte de la nivaquine (comprimé contre le paludisme), les scientifiques conseillaient d’en prendre chaque jour pour prévenir le paludisme. C’est seulement à la suite des débordements de ce comprimé qu’ils finissent par remettre en doute son utilisation quotidienne et ont demandé de n’en prendre que lorsqu’on est sur le point d’attraper le paludisme. Par voie de conséquence, la science est truffée d’erreurs. Mais ce sont ces erreurs qui lui permettent de progresser selon
Gaston Bachelard dans son livre La formation de l’esprit scientifique. Au regard d’une telle conception, il est aisé de constater que la science n’est pas à l’abri de contradictions et de remises en cause comme l’a si bien dit Karl Raymond Popper : la science progresse en rectifiant ses erreurs.
CONCLUSION
La science et la technique ont permis de dominer et de maîtriser la nature. Les applications techniques de la science contribuent à l’amélioration des conditions de vie des hommes. Mais la science à des limites, elle ne peut satisfaire tout le désir de savoir de l’homme. Il y a aussi le fait que les sciences font courir de grands risques à l’espèce humaine, surtout avec la prolifération des armes, la pollution de l’environnement etc. C’est pour cette raison que Karl Popper dit que « la science n’est pas le domaine de la sécurité, mais de l’insécurité ». D’où la nécessité de l’épistémologie qui, par sa critique, permet aux sciences de mieux comprendre leurs principes et leurs démarches afin d’augmenter leur objectivité. Mais l’épistémologie vise essentiellement à protéger l’homme pour lui éviter d’être prisonnier de ses propres productions scientifiques.