Entre pratiques frauduleuses ou malsaines des entreprises, la défaillance ou le laxisme de l’Administration, le Sénégal perd des centaines de milliards, chaque année, à cause des méthodes plus ou moins sophistiquées d’évitement fiscal.
Alors que les salariés et les ménages qui supportent une bonne partie des recettes fiscales trinquent, l’État est contraint de recourir à un endettement couteux pour financer les dépenses. Ces problématiques ont été au cœur d’un webinaire organisé, hier, par Legs Africa, en partenariat avec International Budget Partnership (IBP).
Ce sont des dizaines, voire des centaines de milliards de francs CFA qui échappent aux États, chaque année, à travers notamment l’évitement fiscal orchestré soit par les entreprises, soit par les particuliers.
Au Sénégal, les modes utilisés par les entreprises pour ne pas payer ou payer moins d’impôt sont multiples. Lors d’un webinaire organisé, hier, par Legs Africa, en partenariat avec IBP, l’inspecteur des impôts Elimane Pouye est largement revenu sur ces modes opératoires. Parmi les méthodes qui semblent retenir une attention particulière de l’Administration fiscale, il y a l’informalisation de l’économie. Au-delà des entreprises qui sont dans ce que l’on peut considérer comme ‘’l’informel de survie’’, il y en a beaucoup dont l’informalité est plus ou moins structurelle et n’a pour finalité que d’échapper au paiement de l’impôt.
Selon des statistiques officielles publiées au mois de janvier rappelées par M. Pouye, le Sénégal perdrait, par an, autour de 500 milliards F CFA de recettes fiscales du fait de cette informalité. Alors que le gouvernement peine à trouver des solutions adéquates pour traquer ces ‘’fraudeurs’’ du secteur informel, il y a aussi les multinationales qui n’hésitent pas à user de méthodes bien plus sophistiquées pour payer moins d’impôts.
Déjà, dans un rapport en date de novembre 2020, l’ONG Tax Justice Network évaluait à plus de 259 millions de dollars les pertes fiscales du Sénégal dues à l’évasion et à l’optimisation fiscales, soit 8,3 % des recettes fiscales. Deux cent quarante-deux millions de dollars sont l’œuvre des multinationales, 20 millions pour les particuliers.
Mais comment les multinationales parviennent-elles généralement à passer entre les mailles ?
500 milliards perdus à cause du secteur informel, près de 130 milliards au moins à cause des multinationales
L’une des voies les plus usitées, c’est celle des prix de transferts. Elimane Pouye explique : ‘’Il s’agit de la valeur des transactions intra-groupes, entre entreprises qui sont liées et qui se trouvent dans des juridictions différentes. En fait, quand des entreprises liées font des transactions, elles ont des tendances à surfacturer ou sous-facturer les transactions entre elles, pour aboutir, in fine, à un transfert direct ou indirect du bénéfice. Par exemple, si l’impôt sur la société est de 30 % au Sénégal, 25 ou 15 % au Luxembourg, il va sans dire qu’une entreprise luxembourgeoise qui a des filiales au Sénégal va préférer consolider les bénéfices du groupe au Luxembourg où l’impôt est plus favorable. A chaque fois que l’entreprise achète au Sénégal, on sous-évalue ; quand c’est la filiale qui achète, on surfacture.’’
En sus de ces deux modes opératoires, il y a, selon l’inspecteur des impôts, l’utilisation détournée des exonérations. Concrètement, renseigne le spécialiste, le système sénégalais accorde des exonérations, notamment pour encourager certains secteurs bien spécifiques. Par exemple les mines, l’agriculture, etc. ‘’Une entreprise peut disposer d’un titre d’exonération et procéder à des détournements d’objectifs. Par exemple, vous êtes une entreprise minière exonérée de taxes sur les matériels importés liés à votre activité. Vous pouvez être tenté d’en user pour des chantiers de construction ou des chantiers qui n’ont rien à voir avec l’extraction minière. C’est un autre moyen d’évitement fiscal’’, a soutenu Elimane Pouye qui a aussi évoqué les mécanismes de la surfacturation, de la sous-facturation, mais surtout de l’utilisation abusive des conventions fiscales par les multinationales.
‘’Nous avons des conventions de non double imposition qui permettent de faciliter les relations commerciales et économiques entre États… Aujourd’hui, il a été démontré que les multinationales qui veulent investir dans un pays utilisent les réseaux de conventions pour voir là où elles vont domicilier le siège de leur entreprise pour payer moins’’.
Les sources du mal
Il résulte des différents exposés que l’impact de l’évitement fiscal est énorme et se manifeste sous différentes formes, non seulement en termes budgétaires, mais aussi sur le ressenti des contribuables par rapport aux répartitions inégales de la charge fiscale.
Selon les chiffres officiels, le Sénégal est à un taux de pression fiscale de moins de 17 %, là où la norme communautaire prévoit un taux de 20 %, 34 % dans les pays de l’OCDE, au moment où une étude des services du ministère de l’Économie estime que le Sénégal aurait pu aller à 25 %.
‘’Aujourd’hui, souligne M. Pouye, l’essentiel de l’impôt est supporté par le travail. Cela veut dire que les personnes physiques paient plus d’impôt que les entreprises. Dans le budget de 2020, l’impôt sur les revenus des personnes physiques pesait 25 % du total des recettes fiscales, là où l’impôt sur les sociétés, supporté par les personnes morales, représentait 15 %. En ce qui concerne la répartition entre les ménages et les entreprises, aujourd’hui, toute la fiscalité est supportée par les ménages à travers les taxes sur la consommation. Dans la LFI 2023, les taxes indirectes, c’est 70 %. Ce sont des déséquilibres importants causés en partie par l’évitement fiscal. Parce que les personnes physiques qui ne peuvent pas échapper paient à travers l’impôt sur le revenu et les taxes sur la consommation, pendant que les entreprises qui ont plus de marge de manœuvre essaient, par tous les moyens, d’échapper. Cela pose aussi la problématique du consentement à l’impôt’’.
Au Sénégal, environ 90 000 contribuables sont immatriculés, à côté des 145 000 salariés du public et les 300 000 salariés du privé.
Sur les 90 000 contribuables immatriculés, renseigne-t-on, il n’y a que 6 000 qui déclarent et qui paient. Les autres étant certes immatriculés, mais ne sont pas des contribuables actifs. Pire, chez les 6 000 contribuables actifs, seulement 100 supportent 60 % des recettes fiscales. Les conséquences sont néfastes d’un point de vue de la souveraineté fiscale et budgétaire.
Dans la loi de finances, souligne Elimane Pouye, le déficit budgétaire est porté à 1 045 milliards F CFA, soit 5 %, alors que les critères de convergence le limitent à 3 %. En d’autres termes, l’évitement fiscal entraine une faible mobilisation des ressources domestiques, augmente la dépendance à l’endettement qui est une source de financement des dépenses bien plus chère.
Elimane Pouye : ‘’L’emprunt a des effets d’éviction sur les dépenses. Quand vous empruntez, vous payez un intérêt. Par exemple, dans la loi de finances 2023, le service de la dette est de 1 693 milliards en principal et intérêts, dont 424 milliards d’intérêts. Regardez tout ce qu’on aurait pu faire avec 400 milliards. C’est combien de salles de classe, d’équipements pour relever le plateau technique de nos hôpitaux, etc. ? C’est là l’effet d’éviction.’’ Dans la même veine, le spécialiste a estimé que ces ressources auraient également pu permettre de relever les budgets de certains ministères comme l’Éducation, la Santé, etc.
Un mal inestimable
Il faut noter qu’il est difficile, au Sénégal, d’avoir une idée précise de l’ampleur des dégâts, du fait de l’in exhaustivité des contrôles effectués par l’Administration fiscale.
Au Sénégal, l’absence de publication rend difficile, pour ne pas dire impossible l’évaluation des dégâts. Selon Elimane Pouye, il n’y a pas de publication sur le nombre de contrôles effectué par l’Administration fiscale, la nature des contrôles, les principales infractions recensées de même que le résultat financier. ‘’On a véritablement un problème pour parler de l’ampleur de l’évitement fiscal. Quand on regarde les statistiques officielles, notamment le rapport d’activité du ministère des Finances et du Budget pour l’année 2021 (page 49), il est fait état de régularisation que l’Administration fiscale a engagée pour un nombre de 47 465 contribuables, qui représente 47 % d’une cible de contrôle fiscal de 100 000 contribuables. C’est-à-dire sur une population de 100 000 ciblés, on a contrôlé 47 465, soit une baisse de 40 % par rapport en 2020. Voilà pourquoi, dans ma présentation, j’ai préféré parler d’évitement fiscal tout court, parce qu’on n’a pas d’éléments pour parler d’évitement fiscal agressif’’.
D’après le même rapport, en 2021, en ce qui concerne les grandes entreprises, c’est-à-dire celles réalisant un chiffre d’affaires de plus de 2 milliards et les moyennes -celles qui sont entre 100 millions et 2 milliards de chiffres d’affaires – 25 % ont fait l’objet d’un contrôle, soit une baisse de 10 points par rapport à l’année précédente.
‘’En termes de résultats financiers, en 2021, il y a eu une moins-value de 219 milliards F CFA. Ces chiffres montrent qu’on a véritablement une difficulté à quantifier l’ampleur de l’évitement fiscal et donc d’utiliser un qualificatif’’, a-t-il insisté.
Revenant sur la définition de l’évitement fiscal, l’inspecteur des impôts a estimé qu’il peut se présenter sous trois formes principalement : la fraude fiscale, l’évasion fiscale, l’optimisation fiscale. En tant que fraude, l’évitement consiste en une violation de la loi fiscale. Sous la forme d’évasion fiscale, l’évitement consiste en une ‘’utilisation abusive des dispositions fiscales pour payer moins d’impôts.
‘’Dès lors qu’un contribuable manipule les dispositions pour payer moins, on parle d’évasion. Par exemple, la loi prévoit une taxe de 5 % pour les cessions d’entreprise. Pour ne pas payer 5 %, on cède 99 % des actions, auquel cas on paie une taxe de 1 %. C’est un peu à la lisière entre la fraude et l’optimisation fiscale’’.
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