III. LA FONCTION ESTHÉTIQUE : « POÉSIE DU CHARME »
FORMULE INTRODUCTIVE.
Assimilant la poésie à un autre art, Paul Verlaine avait ainsi défini cet art du langage : « de la musique avant toute chose ». Ceci voudrait dire que la musicalité du vers importe plus que tout car, en lisant, en récitant ou même en chantant un poème, le poète doit pouvoir toucher la fibre sensorielle du lecteur et exercer sur lui une séduction des sens, de l’ouïe en particulier, avant toute autre considération. Voilà sans doute une des raisons qui fait que nul ne peut se targuer du nom de poète s’il ignore cet art équilibriste inné entre le fond de la pensée qui inspire et la forme qui respire un accompagnement musical faisant de l’énoncé et de l’énonciation, de la matière et de la manière, une unité lexico-sémantique indissociable..
Au fil des siècles, plusieurs poètes se sont le plus appesantis sur ce soin esthétique à apporter à la langue, allant jusqu’à lui consacrer un culte digne du génie ou même de la manie. Nous allons en observer la particularité dans le sillage des courants littéraires qui ont jalonné la littérature, du XVIème au XXème siècle.
L’HUMANISME. Nom inspiré de celui du groupe constitué de sept poètes de l’Antiquité, la Pléiade appelé Brigade au départ et réunissant des étudiants du collège de Coqueret restera toujours au cœur de ce projet esthétique de la poésie que nous observons à travers les courants littéraires. Pour vérifier cet état de fait, il faut plonger dans le manifeste intitulé Défense et illustration de la langue française (1549), le texte fondateur de leur mouvement. Depuis la fin de l’Antiquité, on a pensé que le français n’était pas capable de transcrire la pensée, faute de vocabulaire adapté. Du Bellay pense qu’en utilisant le français dans les œuvres scientifiques ou littéraires, naturellement il s’enrichira. Il est surtout convaincu qu’il faut créer une nouvelle poésie qui s’inspire de la mythologie, de la poésie de l’Antiquité grecque ou romaine. Pour cela, le poète doit beaucoup travailler son texte en prenant soin de la versification. Par exemple, la rime doit être la plus riche possible et rimer pour l’oreille (le son) et non pas pour les yeux (le mot écrit). L’alternance des rimes masculines et féminines est recommandée. Les vers peuvent être de longueurs variables mais on préfère l’alexandrin, si possible coupé à l’hémistiche. Il faut adopter de nouveaux genres poétiques. Les genres poétiques à la mode au Moyen-âge sont abandonnés et on crée des élégies, des épîtres, des églogues, mais surtout des odes, des sonnets et de l’épopée, genres qui donnent de la noblesse à la poésie. En un mot, il faut imiter les Anciens, c’est-à-dire les auteurs grecs et latins, des Anciens dont on suit les leçons et non des modèles copiés sans recul et le but de la Pléiade se réduit à l’immortalité et la gloire. Leurs textes doivent prouver leur talent, voire leur génie, aux générations futures. C’est d’ailleurs pourquoi certains d’entre eux refusent la modestie : Ronsard se considère par exemple comme le “poète des princes et le prince des poètes”. Pour s’en convaincre, relisons au hasard des poèmes de Ronsard ou du Bellay sous cet angle et nous y verrons beaucoup à dire et à redire.
LE CLASSICISME. Parmi les premiers à veiller au soin à apporter à la langue, au point de mettre sur pied l’Académie française (1635), il ne faut point omettre les classiques. Quand, sous la direction de Richelieu, cette institution, approuvait la qualité d’un ouvrage, c’est parce que le bien, le bon et le beau y étaient réunis, surtout que le dernier cité érigé en règle ne souffrait d’aucune entorse notoire. Si cette devise du « placere et docere » (plaire et instruire) est artistiquement latente, un tel ouvrage artistique littéraire force l’admiration et reçoit alors tous les suffrages du public si épris de clarté et de beauté. C’est pourquoi, s’adressant aux poètes plus particulièrement, des rhéteurs prodiguaient même des conseils très exigeants sur la façon d’écrire ; pour preuve, dans son Art poétique (1674), Nicolas Boileau prévenait :
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Hâtez-vous lentement et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ;
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.
LE PARNASSE. Nous ne saurons passer sous silence les poètes qui sont allés plus loin : les parnassiens. En effet, ces écrivains ont rejeté toutes les autres fonctions attribuées à la poésie : didactique, lyrique ou engagée. Ils sont les seuls à avoir réduit la poésie à une activité purement créatrice sur la forme qui frise presque la perfection, qui blase le fond, assujettit celui-ci qui, finalement, n’entretient aucun rapport d’utilité avec ce qui fait courir les foules. L’art, c’est-à-dire la poésie picturale, sculpturale, n’est finalement que le produit de l’art, c’est-à-dire la beauté. C’est pourquoi de Théophile Gautier déclare : « tout artiste qui se propose autre chose que le beau n’est pas artiste à nos yeux ». On se rappelle encore ses propos lorsqu’il affirmait ironiquement : « j’aimerais mieux avoir mon soulier mal cousu que de faire des vers mal rimés ». On voit clairement que l’intention ou encore l’allusion est sans équivoque : il est même possible de négliger la source d’inspiration, les sujets représentés, de manquer de pertinence dans le choix des décors et des portraits peints, mais il est inacceptable, à aucun moment ni à aucun endroit du poème, de mépriser le style proche de la sculpture parce que ces auteurs veulent immortaliser leurs pièces poétiques et, pour cela, il n’existe qu’un seul moyen d’y parvenir : le culte du beau. Celui-ci n’atteindra la perfection formelle que si la source d’inspiration s’inscrit dans un cadre spatio-temporel résolument reculé ou éloigné de la « civilisation moderne » et s’approche le plus près possible de celle dite « barbare ». C’est ce qui justifie même le choix du titre d’un recueil de Leconte de Lisle intitulé Poèmes barbares (1862) ; rien que pour pouvoir échapper à ces sujets dits cruciaux qui l’exposeraient à ce moi haïssable, ce peintre animalier ce complait dans la représentation de la faune comme Les éléphants, Le sommeil du condor, Le rêve du jaguar, La panthère noire… Cet anthropologue jette son dévolu sur des scènes antiques telles que La bataille homérique, L’épée d’Angantyr, Le massacre de Mona… Ce paysagiste puise également l’inspiration dans des lieux mystiques, mythiques, exotiques… tels que Le désert, L’oasis, L’Italie…
LE SYMBOLISME. Dans ce cercle restreint de poètes ayant sublimé le langage, il faut ajouter les symbolistes. Voici des auteurs qui ont réussi une étonnante prouesse : contrairement aux parnassiens dont, d’amont en aval, l’inspiration thématique ne s’éloigne pas du beau, ces poètes ont opté pour des sujets frisant l’horreur, ce qui répugne, qui dégoute, qui pue la crasse, pour pourtant parvenir au même but : la beauté. Rien qu’avec la force du style, la construction évolutive des strophes, la disposition des vers, la suggestivité des rimes,… il est possible d’anéantir cette même laideur que la vie inspire. C’est en tout cas un des sens de cette symbolique du style qu’il faudrait également donner au titre du recueil Les Fleurs du Mal (1857) ; dans un des célèbres poèmes de cette œuvre et portant comme titre « Une Charogne », l’auteur révèle avoir croisé, en compagnie de sa bien-aimée, un animal mort et en état de putréfaction très avancée. C’était vraiment l’horreur ! Pourtant, la description qu’il en fait occupe les deux tiers du poème ; c’est seulement vers la fin qu’il lâche le symbole, c’est-à-dire toute la raison pour laquelle il s’est attardé si longtemps dans l’observation de cette pourriture qui s’efface de la surface de la terre : le memento mori (rappelle-toi que tu es mortel) devient en même temps une (drôle de) déclaration d’amour car le poète jure que, si cette femme meurt avant lui et est même enterrée, le corps mangé par les vers à l’image de la charogne, il conservera toujours le souvenir de leurs amours décomposés. Ce poème brièvement commenté (à lire dès la première occasion) traduit autrement comment l’auteur symboliste sait s’inspirer de la laideur dont il fait naître, rien que la force de son style, une œuvre de beauté. Et c’est exactement cette alchimie du verbe qui se traduit d’un côté par le choix du titre du recueil de Baudelaire et, de l’autre, dans les fameux propos suivants qui sont encore de lui : « j’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or ». L’élément infâme est donc transformé en élément précieux. Ici donc, la beauté repose exclusivement sur le style, même si celui-ci peint la laideur.
LE SURRÉALISME. Enfin, il y a lieu de souligner une autre dimension cette fois révolutionnaire de l’esthétique poétique propre aux surréalistes. Il s’agit d’une totale insoumission aux règles de la rhétorique, de la syntaxe et de la versification qui voit le jour. Puisque les règles, les édits, les lois, les traités et consorts n’ont pas empêché les hommes de s’entretuer, pourquoi donc les respecter, vu qu’ils n’ont rien résolu ? Cette réinvention de la poésie est basée sur le jeu avec les mots de la langue, d’où l’aspect ludique du cadavre exquis qui raille la logique à laquelle nous avions toujours voué une confiance démesurée. Mais l’innovation, c’est surtout cette audace de reproduire fidèlement cette la dictée automatique de l’inconscient et que nous retrouvons chez Louis Aragon et tant d’autres poètes surréalistes mais aussi et tout d’abord chez Guillaume Apollinaire. Ce n’est certes pas lui qui a créé le calligramme mais il a été celui qui s’en est abondamment servi pour construire quelques-uns de ses célèbres poèmes. Grâce à lui, la poésie devient d’abord visuelle, scripturale avant même d’être lisible par les mots. Nous en avons plein la vue avec surtout « La colombe poignardée et le jet d’eau » (Calligramme, « poèmes de guerre », 1918) qui illustre cette rupture, ce divorce latent avec la versification traditionnelle. En un mot, l’esthétique surréaliste est subversive.
CONCLUSION.
En somme, ces précisions vont dans la même mouvance : identifier une plus juste distinction des courants littéraires propres aux raisons fondamentales de l’écriture poétique ainsi que le soin qu’y ont apporté les uns et les autres. Ces connaissances permettent de reconnaître avec assurance où s’orientent les mots choisis pour constituer une partie de consigne de dissertation ou un centre d’intérêt de commentaire de texte. Quand vous voudrez en parler, articulez vos propos autour de tout ce qui fait le charme d’un poème : la source d’inspiration, les raisons d’un choix esthétique, les éléments de versification… C’est ainsi que, pour récapituler, nous découvrirons que le style humaniste est à cheval entre antiquité et modernité dans un souci d’immortalité ; c’est aussi ainsi que nous nous rappelons que l’écriture classique tient des règles de la rhétorique ; c’est ainsi que nous comprenons que la forme poétique parnassienne relève de l’art pour l’art ; c’est ainsi que nous serons convaincus que la poésie symboliste est figurative ou, à la limite, prométhéenne ; c’est ainsi enfin que nous avions su que la poésie surréaliste n’est que subversion.
Issa Laye DIAW
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