La société sénégalaise est un terrain extrêmement fertile pour la sociologie. Les crises de toutes sortes qui secouent le pays, les transformations sociales et politiques qui sont en train de s’opérer à une vitesse vertigineuse sous nos yeux devraient être accompagnées de danses cérébrales venant des philosophes dictant la cadence de l’éveil des consciences, sous les hourras poussifs des sociologues qui bêchent, déblaient, tamisent… participant ainsi, et à leur manière, à l’effort collectif de guerre pour que triomphe la raison humaine dans l’édification d’une société vivable.
Les philosophes et les sociologues dans une société du Savoir sont des phares qui éclairent, des Lumières qui montrent la voie quand tout est sombre dans les artères et les ruelles d’un pays qui se cherche. Pour ce qui est du Sénégal, c’est à se demander si, dans ce pays, il existe des sociologues et des philosophes dignes de noms. Que nenni !
Au regard de l’espace médiatique, c’est triste de constater qu’il n’est pas possible de citer du bout des doigts sept sociologues, sept philosophes qui font le débat, c’est-à-dire des lumières qui éclairent le peuple dans ce périmètre territorial coincé entre la Guinée et le Mali. Il n’en existe tout simplement pas.
Ceux qui seraient tentés de nous contredire, s’ils osent ouvrir la bouche, risquent de nous citer en exemple deux ou trois vieux professeurs qui font de la narration philosophique ou sociologique à travers des conférences ou des sorties médiatisées bien suivies qui ne sont rien d’autre que de la gymnastique cérébrale pour ne pas dire de la masturbation intellectuelle…
Enseigner la philosophie ou la sociologie ne fait pas d’un maître un philosophe ou un sociologue. L’essentiel des grands philosophes de ce monde ne détient pas une maîtrise ou un doctorat dans ces disciplines où ils ont fini de faire leur renom. Ils ne sont ni des maîtres de conférences encore moins des professeurs ou des titulaires de chaires. Ce sont des gens qui ont été tout simplement formés à bonne école.
Au demeurant, la question centrale à se poser est la suivante : « Qu’enseigne-t-on vraiment dans les facultés de sociologie et de philosophie au Sénégal et qui fait en sorte que les étudiants au-delà des murs des universités peinent à exister en dehors de l’enseignement? ». Cette question fondamentale en appelle forcément d’autres, subséquentes et subsidiaires, quand on s’inscrit dans une perspective d’élucider le caractère bancal et inadapté de la formation universitaire au Sénégal, particulièrement en philosophie et en sociologie. Chose certaine, les diplômés en sociologie comme en philosophie, dans leur écrasante majorité, finissent par devenir des enseignants. Et le peu de gens qui s’y refusent ou qui n’ont pas la possibilité de s’orienter vers l’enseignement change de carrière et de vocation, souvent malgré eux.
Le savoir scolastique des étudiants sénégalais semble se tisser autour des modèles du genre : « un Karl Marx a dit… selon Martin Heidegger… » ou encore : « en 1818, Arthur Schopenhauer écrivait… en 1878, Friedrich Nietzsche a publié… », etc. Il s’agit d’un sport cérébral axé sur la compilation de dates, d’évènements anecdotiques, de tournures grandiloquentes, ostentatoirement pompeuses déjà entendues çà et là, etc. Mais rien de tout à fait éminemment réflexif. D’ailleurs, c’est ce qui explique pour une bonne part que les étudiants qui sont qualifiés de brillants et qui réussissent avec brio aux examens sont ceux qui savent le mieux restituer leurs apprentissages à l’heure des évaluations.
Hélas, former des étudiants pour de la restitution aveugle de dogmes et de connaissances livresques ayant traversé les siècles n’amène pas un pays de l’avant. On n’étudie pas la sociologie non plus pour se limiter à faire des enquêtes de terrain ou à compiler des statistiques pour des maisons de sondage en vue de gagner sa vie.
Un vrai étudiant en philosophie ou en sociologie devrait avoir le monde à ses pieds. Puisque détenant des outils et des atouts qui devraient le placer normalement au-dessus de la mêlée. Au lieu de cela, nous avons des borgnes et des handicapés intellectuels qui ont de la difficulté à faire leur place en société hors des sphères de l’État. L’école doit être un point de départ, mais non pas une fin en soi. Elle doit servir à créer des ponts et des passerelles vers le Futur.
Bref, au train où va le monde, il urge de questionner et de repenser à la fois le type d’étudiants que nous voulons former dans une époque de doute et de défis, une époque où tout semble être assis sur du sable mouvant. En tout état de cause, la finalité de l’école ne devrait pas être juste de former des gens pour trouver du travail, surtout dans des filières avant-gardistes comme la sociologie et la philosophie.
L’école sénégalaise peut et doit mieux faire face aux défis qui l’interpellent. En vérité, quand les enseignements sont inadaptés et les programmes désarticulés par rapport aux besoins du réel, on ne peut que former des étudiants qui ne comprennent pas grand-chose de leur époque. Des citoyens de demain qui serviront leur pays, au mieux, minablement.
De l’indépendance du Sénégal à nos jours, quelle est la théorie sociologique ou philosophique, admise à travers le monde, originaire du Sénégal? Hormis le griotisme et l’art de faire le malin, les Sénégalais dans leur écrasante majorité ne semblent exceller que dans le tapage verbal et le tape-à-l’œil. Dans tous les domaines du Savoir, nous sommes partout à la traîne. Heureusement que nous avons un Cheikh Anta qui sauve les meubles par la dimension gigantesque de ses travaux de recherches. L’essentiel des théories qui ont fait avancer le monde a été porté par des esprits jeunes et féconds. L’âge ne fait que raffermir et ajouter de l’expérience aux graines d’idées qui ont commencé à prendre racine dans les premières années à l’université. Malheureusement, au Sénégal, tout est fait pour que la jeunesse ne crée pas. On décourage les jeunes, on les démotive, on les oriente sur de fausses pistes dans un environnement sonorement pollué et incroyablement toxique. On leur offre des modèles qui ne sont jamais les bons. Pauvre pays!
La vocation de l’école d’aujourd’hui ne devrait pas être d’ingurgiter des connaissances encyclopédiques aux apprenants. Mais plutôt de leur apprendre à pédaler, à nager à contre-courant quand tout est flou et non de se laisser entraîner par les sillages de vagues aux allures populistes sorties de nulle part et qui finissent leur existence dans le cul sac du monde des illusions perdues.
Enseigner aujourd’hui, c’est sonner des cloches, c’est accompagner, c’est mettre la table, c’est ouvrir des portes… Et apprendre, c’est pour mieux vivre au présent, dans un avenir proche et particulièrement au futur. C’est en quelque sorte installer en soi des prédispositions mentales et cognitives qui aident à savoir faire le tri entre ce qui est « à prendre » et ce qui est « à laisser » dans l’imbroglio des discours et des faits qui constituent l’échafaudage du monde des idées.
Dans un monde qui se complexifie davantage tous les jours, l’école est plus que jamais incontournable. Et la philosophie reste la passerelle la plus solide qui puisse conduire vers le vrai, le juste, et aussi vers le choix le moins dommageable, s’il y a choix à faire. La sociologie est une large porte d’entrée, un chemin par lequel on détricote le social qui constitue la principale fibre de la société.
En naissance, tous les futurs apprenants arrivent au monde avec des valises à moitié pleines et à moitié vides, mais aussi avec une intelligence différenciée et discriminatoire. L’école trouve donc tout son sens face aux déséquilibres de la vie; elle est une machine démocratique dont les principales vocations sont de semer, de corriger, de combler, de nourrir. Finalement, de tirer le monde vers le haut. Elle est une forge où l’on affûte l’esprit en continu. Le Savoir qui en est la pierre angulaire aiguise alors sans arrêt le mental et travaille à en faire un outil toujours plus vif, toujours plus tranchant.
Toute société qui ne croit pas au Savoir est un agrégat d’individus qui n’aime pas le progrès. Toute société qui ne valorise pas le Savoir est un troupeau accroupi sur ses propres déchets.
En définitive, fermons les institutions d’enseignement en Afrique, et tournons-nous vers l’école de la vie aux apprentissages empiriques, mais au moins efficaces, si nous ne sommes pas en mesure de comprendre que l’école du temps de Jules Ferry, et celle typiquement coloniale dont l’héritage de ses tares subsiste encore en nous ne correspondent plus aux idéaux et aspirations du monde actuel…
Fermons les écoles actuelles, si nous ne sommes pas capables, dans nos enseignements, d’aller au-delà du fait que « un plus un égale deux » ou encore que « le Soleil se lève à l’Est et se couche à l’ouest » …
Fermons les écoles, si nous pensons que l’enjeu et la finalité de l’éducation, c’est juste de fournir des postes de travail à notre jeunesse.
Fermons les écoles, si nous continuons de croire le rôle de l’enseignant doit se résumer à communiquer des informations désormais à porter de clics que la plupart des apprenants sont capables d’aller chercher par eux-mêmes dans un contexte mondialisé où le Savoir à l’état brut est dans la rue et à la portée de tous.
J’ai parlé envers et contre tous, peut-être. Mais j’ai parlé!
Mamadou Bamba Tall,
Ancien élève du lycée Malick Sall de Louga,
Ancien étudiant de l’Université Gaston Berger,
Ancien boursier de la Fondation Ford (Université Laval),
Consultant international en éducation,
Conseiller au ministère de l’éducation du Québec (MEQ)
bambatall@yahoo.fr Tel 514-604-2253