Texte 1
Descartes, Discours de la méthode (1637)
Texte 2
Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile d’observer qu’il se rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture, et que les seules variantes qu’il comporte sont relatives à des données spatiales. Le contraste est évident avec l’illimité des contenus du langage humain.
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard.
Texte 3
A mesure qu’il devient capable d’opérations intellectuelles plus complexes, il est intégré à la culture qui l’environne. J’appelle culture le milieu humain, tout ce qui, par-delà l’accomplissement des fonctions biologiques, donne à la vie et à l’activité humaine forme, sens et contenu. La culture est inhérente à la société des hommes, quel que soit le niveau de civilisation. Elle consiste en une foule de notions et de prescriptions, aussi en des interdits spécifiques ; ce qu’une culture interdit la caractérise au moins autant que ce qu’elle prescrit. Le monde animal ne connaît pas de prohibition. Or, ce phénomène humain, la culture, est un phénomène entièrement symbolique. La culture se définit comme un ensemble très complexe de représentations, organisées par un code de relation et de valeurs : traditions, religion, lois, politique, éthique, arts, tout cela dont l’homme, où qu’il naisse, sera imprégné dans sa conscience la plus profonde et qui dirigera son comportement dans toutes les formes de son activité, qu’est-ce donc sinon un univers de symboles intégrés en une structure spécifique et que le langage manifeste et transmet ? Par la langue, l’homme assimile la culture, la perpétue ou la transforme. Or comme chaque langue, chaque culture met en œuvre un appareil spécifique de symboles en lequel s’identifie chaque société. La diversité des langues, la diversité des cultures, leurs changements, font apparaître la nature conventionnelle du symbolisme qui les articule. C’est en définitive le symbole qui noue ce lien vivant entre l’homme, la langue et la culture.
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard.
Texte 4
Hegel, Philosophie de l’esprit, traduction d’A. Vera, Ed. Germer Baillére, 1897, & 463, Remarque, P. 914.
Texte 5
Aristote, Politique TRAD. Thurot, 1950, p.6, P.U.F.
Texte 6
Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience, avec les mille nuances fugitives et les mille résonnances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu prés le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe.
Nous nous mouvons parmi les généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.
Bergson, le Rire P.U.F.1995, PP.156
Texte 7
Il y a donc une opacité du langage : nulle part il ne cesse pour laisser place à du sens pur, il n’est jamais limité que par du langage encore et le sens ne paraît en lui que serti dans les mots. Comme la charade, il ne se comprend que par l’interaction des signes, dont chacun pris à part est équivoque ou banal, et dont la réunion seule fait sens. […]
Nos analyses de la pensée font comme si, avant d’avoir trouvé ses mots, elle était déjà une sorte de texte idéal que nos phrases chercheraient à traduire. Mais l’auteur lui-même n’a aucun texte qu’il puisse confronter avec son écrit, aucun langage avant le langage. Si la parole le satisfait, c’est par un équilibre dont elle définit elle-même les conditions, par une perfection sans modèle.
Beaucoup plus qu’un moyen, le langage est quelque chose comme un être et c’est pourquoi il peut si bien nous rendre présent quelqu’un : la parole d’un ami au téléphone nous le donne lui-même, comme s’il était tout dans cette manière d’interpeller et de prendre congé, de commencer et de finir ses phrases, de cheminer à travers les choses non dites. Le sens est le mouvement total de la parole et c’est pourquoi notre pensée traîne dans le langage. C’est pourquoi aussi elle traverse le comme le geste dépasse ses points de passage.
Maurice Merleau-Ponty, Signes, Ed Gallimard, 1960
Texte 8
Quoi qu’il en soit de la réalité linguistique ou psychologique de certaines au moins de ces différentes fonctions, tout le monde est d’accord sur ce point : la fonction communicative est la fonction première, originelle et fondamentale du langage, dont toutes les autres ne sont des aspects ou des modalités non nécessaires.
Georges Mounin, Clefs pour la linguistique, Seghers, 1968, Pp. 79 – 80.
Texte 9
français | Indigo | bleu | Vert | jaune | orange | rouge | ||
chona | cipswuka | citema | cicena | cipswuka | ||||
bassa | Hui | ziza | ||||||
Le sujet qui parle le bassa divise le spectre de façon radicalement différente : en deux catégories seulement.il y a beaucoup de mots pour désigner les couleurs spécifiques, mais il n’existe que ces deux termes pour les classes générales de couleurs. Un français en conclura aisément que sa propre division en six couleurs fondamentales est meilleure. Dans certains cas c’est sans doute vrai. Mais dans d’autres cas, cette divisions a des inconvénients : les botanistes par exemple se sont aperçus qu’elle ne donne pas de généralisation suffisante en ce qui concerne les couleurs des fleurs : ils constatent que les jaunes, les oranges, les rouges constituent une série et que les bleus, les violets et les rouges violacés en forment une autre. Ces deux séries présentent des différences fondamentales qui doivent être considérées comme essentielles à toute description botanique. Pour pouvoir décrire les faits de façon économique, on a dû forger deux néologismes génériques : « xanthique » et « cyanique » qui correspond à ces deux séries. Le botaniste parlant le bassa n’aurait pas à le faire, car il dispose des termes « hui » et « ziza qui divisent le spectre à peu prés selon ces deux catégories.
H.-A. GLEASON, Introduction à la linguistique, trad. F. Dubois-Charlier, Larousse, 1969, pp.9-10.
Texte 10
Mais l’exécution d’un projet si utile et si désirable est impossible. Ce n’est point aux philosophes, c’est au besoin qu’on doit l’invention des langues : et le besoin, en ce genre, n’est pas difficile à satisfaire. En conséquence, on a d’abord attaché quelques fausses idées à certains mots ; ensuite on a combiné, comparé ces idées et ces mots entre eux : chaque nouvelle combinaison a produit une nouvelle erreur : ces erreurs se sont multipliées, en se multipliant, se sont tellement compliquées, qu’il serait maintenant impossible, sans une peine et un travail infinis, d’en suivre et d’en découvrir la source. Il en est des langues comme d’un calcul algébrique : il s’y glisse d’abord quelques erreurs : ces erreurs ne sont pas aperçues : on calcule d’après ses premiers calculs : de proposition en proposition, l’on arrive à des conséquences entièrement ridicules. On en sent l’absurdité : mais retrouver l’endroit où s’est glissée la première erreur ? Pour cet effet, il faudrait refaire et vérifier un grand nombre de calculs : malheureusement il est peu de gens qui puissent l’entreprendre, encore moins qui le veuillent, surtout lorsque l’intérêt des hommes puissants s’oppose à cette vérification.
HELVETIUS, De l’esprit, 1758, Discours 1, chap. IV.
Texte 11
(E. b) « je baptise ce bateau le Queen Elisabeth » – comme on dit lorsqu’on brise une bouteille contre la coque.
(E. c) «je donne et lègue ma montre à mon frère » – comme on peut lire dans un testament.
(E. d) « je vous parie six pence qu’il pleuvra demain ».
Pour ces exemples, il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire, ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire. Aucune des énonciations citées n’est vraie ou fausse : j’affirme la chose comme allant de soi et ne la discute pas. On n’a plus besoin de démontrer cette assertion qu’il n’y a à prouver que « Damnation !» n’est ni vrai ni faux : il se peut que l’énonciation « serve à mettre au courant » – mais c’est là tout autre chose. Baptiser un bateau, c’est dire dans les circonstances appropriées) les mots « Je baptise… » etc. Quand je dis, à la mairie ou à l’autel, etc., « Oui [je le veux] », je ne fais pas le reportage d’un mariage : je me marie.
Quel nom donner à une phrase ou à une énonciation de ce type ? Je propose de l’appeler une phrase performative ou une énonciation performative ou – par souci de brièveté – un « performatif ». Le terme« performatif » sera utilisé dans une grande variété de cas et de constructions (tous apparentés), à peu prés comme l’est le terme « impératif ». Ce nom dérive, bien sûr, du verbe [anglais] perfom, verbe qu’on emploie d’ordinaire avec le substantif « action » : il indique que produire l’énonciation est exécuter une action (on ne considère pas, habituellement, cette production-là comme ne faisant que dire quelque chose)
J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, pp 40 Ed du seuil, 1970.
Texte 12
De ces formes diverses l’usage en donne une à l’enfant, et c’est la seule qu’il garde jusqu’à l’âge de raison. Pour en avoir deux, il faudrait qu’il sût comparer des idées ; et comment les comparerait-il, quand il est à peine en état de les concevoir ? Chaque chose peut avoir pour lui mille signes différents; mais chaque idée ne peut avoir qu’une forme : il ne peut donc apprendre à parler qu’une langue. Il en apprend cependant plusieurs, me dit-on : je le nie. J’ai vu de ces petits prodiges, qui croyaient parler cinq ou six langues. Je les ai entendus successivement parler allemand, en termes latins, en termes français, en termes italiens ; ils se servaient à la vérité de cinq ou six dictionnaires, mais ils ne parlaient toujours qu’allemand. En un mot, donnez aux enfants tant de synonymes qu’il vous plaira : vous changerez les mots, non la langue ; ils n’en sauront jamais qu’une.
C’est pour cacher en ceci leur inaptitude qu’on les exerce par préférence sur les langues mortes, dont il n’y a plus de juges qu’on ne puisse récuser. L’usage familier de ces langues étant perdu depuis longtemps, on se contente d’imiter ce qu’on en trouve écrit dans les livres ; et l’on appelle cela les parler. Si tel est le grec et le latin des maîtres, qu’on juge de celui des enfants! A peine ont-ils appris par cœur leur rudiment, auquel ils n’entendent absolument rien, qu’on leur apprend d’abord à rendre un discours français en mots latins ; puis, quand ils sont plus avancés, à coudre en prose des phrases de Cicéron, et en vers des centons de Virgile. Alors ils croient parler latin: qui est-ce qui viendra les contredire ?
En quelque étude que ce puisse être, sans l’idée des choses représentées, les signes représentants ne sont rien. On borne pourtant toujours l’enfant à ces signes, sans jamais pouvoir lui faire comprendre aucune des choses qu’ils représentent. En pensant lui apprendre la description de la terre, on ne lui apprend qu’à connaître des cartes ; on lui apprend des noms de villes, de pays, de rivières, qu’il ne conçoit pas exister ailleurs que sur le papier où on les lui montre. Je me souviens d’avoir vu quelque part une géographie qui commençait ainsi : Qu’est-ce que le monde ? C’est un globe de carton. Telle est précisément la géographie des enfants. Je pose en fait qu’après deux ans de sphère et de cosmographie, il n’y a pas un seul enfant de dix ans qui, sur les règles qu’on lui a données, sût se conduire de Paris à Saint-Denis. Je pose en fait qu’il n’y en a pas un qui, sur un plan du jardin de son père, fût en état d’en suivre les détours sans s’égarer. Voilà ces docteurs qui savent à point nommé où sont Pékin, Ispahan, le Mexique, et tous les pays de la terre.
Rousseau J.J., Emile Une édition électronique
Texte 13
Ce qui embarrasse d’abord est la diversité des cas où on l’invoque.
On ne taxe guère de verbalisme une pure formalité, par exemple la manipulation des signes de l’algèbre ou de la logistique. Le formel ne devient verbal que lorsqu’il prétend maîtriser un contenu trop riche. Alors surgit l’opposition de persuader à convaincre. Les déductions sévères de Socrate ne persuadent point Calliclès : Socrate demeure, à ses yeux, une grenouille coassante. Pour beaucoup, les arguments en forme de Leibniz verbalisent la liberté. Traiter more geometrico la morale, c’est s’exposer à compromettre à la fois logique et morale. Trop de logique rend la logique suspecte, parce que nous sentons que les définitions ont été choisies pour les preuves qu’elles préparent, et résulte d’un découpage, sinon tout à fait arbitraire, du moins, en grande partie, conventionnel : par suite, tout est démontrable. Mais si tout est démontrable, tout est verbal : le réel est ce qui résiste, n’obéit qu’à ses propres lois. D’où notre défiance à l’égard des systèmes trop bien construits : nous cherchons les fausses fenêtres. Cependant, à l’inverse, une formalité trop lâche, des idées mal liées, ou même, simplement, l’absence de système font accuser de verbalisme : que de philosophes renverraient volontiers Pascal ou Nietzsche à la littérature ! Ainsi situons-nous le vrai, le réel, entre le trop formel qui appelle la convention, et l’insuffisance formelle qui nous fait retomber à un impressionnisme subjectif.
Yvon BELAVAL, Les Philosophes et leur langage, Gallimard, 1952, pp163-164