Texte 1 :
LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE
Où commence la philosophie ? il y a deux façons d’entendre la question. On peut se demander d’abord où situer les frontières de la philosophie, les marges qui la séparent de ce qui n’est pas encore ou pas tout à fait elle. On peut se demander ensuite où elle est apparue pour la première fois, en quel lieu elle a surgi –et pourquoi là plutôt qu’ailleurs ? Question d’identité, question d’origine, liées l’une à l’autre, inséparables –, même si en trop bonne, en trop simple logique, la seconde semble supposer déjà la résolution la première. On dira : pour établir la date et le lieu de naissance, encore faut-il connaitre qui elle est, posséder sa définition afin de la distinguer des formes de pensée non philosophiques ? Mais, à l’inverse, qui ne voit qu’on ne saurait définir la philosophie dans l’abstrait comme si elle était une errance éternelle ? Pour savoir ce qu’elle est, il faut examiner les conditions de sa venue au monde, suivre le mouvement par lequel elle s’est historiquement constituée, lorsque dans l’horizon de la culture grecque, posant des problèmes neufs et élaborant des outils mentaux qu’exigerait leur solution, elle a ouvert un domaine de réflexion, tracé un espace de savoir qui n’existait pas auparavant, où elle s’est elle-même établie pour en explorer systématiquement les dimensions. C’est à travers l’élaboration d’une forme de rationalité et d’un type de discours jusqu’alors inconnus que la pratique philosophique et le personnage du philosophe émergent, acquièrent leur statut propre, se démarquent, sur le plan social et intellectuel, des activités de métier comme les fonctions politiques ou religieuses en place dans la cité, inaugurant une tradition intellectuelle originale qui en dépit de toutes les transformations qu’elle a connues, n’a jamais cessé de s’enraciner dans ses origines[…]
« S’étonner, déclare le Socrate du Théétète, la philosophie n’a pas d’autre origine.» S’étonner se dit thaumazein, et ce terme, parce qu’il témoigne du renversement qu’effectue par rapport au mythe l’enquête des Milésiens, les établit au point où la philosophie s’origine. Dans le mythe thauma, c’est le « merveilleux » ; l’effet de stupeur qu’il provoque est le signe de la présence en lui du surnaturel. Pour les Milésiens, l’étrangeté d’un phénomène, au lieu d’imposer le sentiment du divin, le propose à l’esprit en forme de problème. L’insolite ne fascine plus, il mobilise l’intelligence. De vénération muette, l’étonnement s’est fait interrogation, questionnement (…)
Ce changement d’attitude entraine toute une série de conséquences. Pour atteindre son but, un discours explicatif doit être exposé: non seulement énoncé sous une forme et en des termes permettant de bien le comprendre, mais encore livré à une publicité entière, placé sous le regard de tous (…)
A côté de la révélation religieuse qui, dans la forme du mystère, reste l’apanage d’un cercle restreint d’initiés, à côté aussi de la foule des croyances communes que tout le monde partage sans que personne ne s’interroge à leur sujet, une notion nouvelle de la vérité prend corps et s’affirme : vérité ouverte, accessible à tous et qui fonde sur sa propre force démonstrative ses critères de validité.
Jean Pierre VERNANT
Texte 2 :
Il y a dans la recherche philosophique une humilité authentique qui s’oppose au dogmatisme orgueilleux du fanatique… dans le cas du fanatique, la recherche de la vérité s’est dégradée dans l’illusion de la possession d’une certitude. Le fanatique se croit le propriétaire de la certitude alors que le philosophe s’efforce d’être le pèlerin de la vérité.
L’humilité philosophique consiste à se dire que la vérité n’est pas plus à moi qu’à toi, mais qu’elle est devant nous. Ainsi la conscience philosophique n’est ni une conscience heureuse, satisfaite de la possession d’un savoir absolu, ni d’une conscience malheureuse en proie aux tortures d’un scepticisme irréductible. Elle est une conscience inquiète , insatisfaite de ce qu’elle possède, mais elle est à la recherche d’une vérité pour laquelle elle se sent faite.
André VERGEZ et Denis HUISMAN, Cours de philosophie, Paris, Nathan 1990, p. 6.
Texte 3 :
Excepté l’homme, aucun être ne s’étonne dans sa propre existence, c’est pour tous une chose si naturelle qu’ils ne la remarquent même pas. (…)
L’homme est un animal métaphysique. Sans doute, quand sa conscience ne fait encore que s’éveiller, il se figure être intelligible sans effort ; mais cela ne dure pas longtemps : avec la première réflexion se produit déjà cet étonnement qui fut pour ainsi dire, le père de la métaphysique. C’est en ce sens qu’Aristote dit au début de sa Métaphysique : « car c’est l’émerveillement qui poussa les hommes à philosopher ». de même, avoir l’esprit philosophique, c’est être capable de s’étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d’étude ce qu’il y a de plus général et de plus ordinaire, tandis que l’étonnement du savant ne se produit qu’à propos de phénomènes rares et choisis, et que tout son problème se réduit à ramener ce phénomène à un autre plus connu. Plus l’homme est inférieur par l’intelligence, moins l’existence a pour lui de mystère. Toute chose lui parait porter en elle-même l’explication de son comment et de son pourquoi. Cela vient de ce que son intellect est encore resté fidèle à sa destination originelle, et qu’il est simplement le réservoir des motifs à la disposition de la volonté ; aussi, étroitement lié au monde et à l nature, comme partie intégrante d’eux-mêmes, est-il loin de s’abstraire de l’ensemble des choses, pour se poser ensuite en face du monde et l’envisager ensuite objectivement, comme si lui-même, pour un moment au moins, existait en soi et pour soi. Au contraire, l’étonnement philosophique qui résulte du sentiment de cette dualité, suppose dans l’individu un degré supérieur d’intelligence, quoique, pourtant ce n’en soit pas là l’unique condition : car sans doute, c’est la considération des choses de la mort et les considérations de la douleur et de la misère de la vie qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l’explication philosophique du monde. Si notre vie était infinie et sans douleur, il n’arriverait à personne de se demander pourquoi le monde existe et pourquoi il y a précisément telle nature particulière ; mais toutes les choses se comprendraient d’elles-mêmes (…)
Selon moi, la philosophie nait de l’étonnement au sujet du monde et de notre propre existence, qui s’imposent à notre intellect comme une énigme dont la solution ne cesse dès lors de préoccuper l’humanité. »
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation
Texte 4 :
L’ETHIQUE, AUJOURD’HUI
[…] Que les philosophes présents dans la salle ou appelés à me faire l’honneur de me lire, philosophes dont mon professeur au lycée Van Vollen Hoven, Louis Thomas, m’a donné l’amour de la matière qu’ils enseignent, me pardonnent de ne parler de l’éthique de leur point de vue que pour rappeler brièvement quelques notions. Je ne suis pas philosophe.
Pour les philosophes, nous le savons, l’éthique est une partie de la morale théorique, cette composante de la philosophie. Pour certains d’entre eux l’éthique est considérée comme l’une des branches de la philosophie tout comme la physique et la logique. Cette conception se retrouve chez les stoïciens et chez Emmanuel Kant. « Il s’agit de connaître les normes de la nature, c’est-à-dire de la raison ». Il s’agit donc ni plus ni moins de la sagesse. Pour Epicure, l’éthique est « la théorie de l’action que l’homme doit mener pour conduire sa vie et parvenir au bonheur ».
On peut dire d’une façon générale que pour les Anciens, l’éthique est une manière de conduire son existence. A ce titre on parle de l’éthique d’Aristote, de Platon, de Kant, de Spinoza, de Schopenhauer, et de Bergson. Finalement, chaque philosophe a sa propre conception de l’éthique. […]
L’éthique, aujourd’hui, nous apparaît comme un ensemble de règles écrites ou non écrites, inspirées par la morale pratique et qui doivent être respectées dans la vie professionnelle et dans la vie de tous les jours. Dès lors, l’éthique devient une « formule de vie » commune à toute une société dans le sens que les sociologues donnent à ce vocable.
De la conception philosophique, je retiens la recommandation kantienne quand, pour chaque homme, l’auteur de La critique de la raison pratique préconise « d’agir de telle sorte que l’on puisse vouloir que la maxime de son action devienne un principe de législation universelle » Voilà ce que doit être l’éthique, aujourd’hui, pour nous Sénégalais. […]
Kéba Mbaye, Leçon inaugurale donnée par à L’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Le 14 décembre 2005
Texte 5
La philosophie, au sens de vision du monde, est aussi ancienne que l’humanité, mais nous parlons ici de la philosophie comme réflexion. Primum vivere, deinde philosophari : il faut d’abord satisfaire les besoins naturels, après viennent les pensées en général. Mais pourquoi la philosophie vient-elle après la science ? L’oiseau de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit. Si la philosophie se déploie après les autres activités de l’homme cela vient du fait que la philosophie est une réflexion.
Qu’est-ce que la réflexion ? Est-ce toute la philosophie ? Non, car attend un résultat de cette réflexion, la Sagesse. On peut dire que la réflexion est la méthode, et que la sagesse est le but de la philosophie. Du moins les philosophes doivent-ils réfléchir pour essayer d’acquérir la sagesse, car tout philosophe, étymologiquement, est ami de la sagesse. L’idéal du sage était une maitrise totale de la conduite grâce à une pensée rationnelle. Cette identité de la pensée et de l’action devenue assez rationnelle et assez forte sera un idéal repris par Spinoza ; car cette prétention ne va pas sans difficulté. Aujourd’hui les philosophes ne sont que des amis de la sagesse et ne prétendent plus être des sages : ils aiment la sagesse, mais ils ne croient pas la posséder.
R. Balmes