SUJET.
« Le romancier ment autant qu’un arracheur de dents » affirment avec moquerie certains détracteurs de ces artistes talentueux.
Vous montrerez d’une part dans quelle mesure le roman peut reposer sur la fiction. D’autre part, vous prouverez à tous ceux qui voient le roman d’un mauvais œil que celui-ci sait également s’inspirer de faits réels. Pour clore ce débat, vous expliquerez que l’inspiration de la production romanesque est à mi-chemin entre réalité et fiction.
Dans le passé, les moyens anesthésiques utilisés aujourd’hui pour soigner un mal de dents n’existaient pas vraiment. Et face à la douleur à laquelle étaient sujettes les personnes qui en souffraient, ceux qui s’y employaient avec tous les grossiers instruments n’avaient d’autres subterfuges que d’apaiser l’effroi préopératoire de leurs patients en leur jurant que l’action d’enlever une dent ne serait pas douloureuse ; ce qui était tout à fait faux. Aujourd’hui encore, l’expression « mentir comme un arracheur de dents » est conservée pour désigner quelqu’un qui ment effrontément. Parallèlement, non sans un soupçon de moquerie, certains détracteurs des romanciers affirment : « le romancier ment autant qu’un arracheur de dents » ; en d’autres termes, ils sont convaincus que l’artiste qui s’adonne à l’écriture de romans n’est qu’un beau menteur car ce qu’il raconte n’est pas réel. Ainsi, entre réalité et fiction, quelle est la source d’inspiration du romancier ? Nous nous attacherons de répondre à cette question par une série successive d’interrogations : dans quelle mesure le romancier produit-il des œuvres de fiction ? Est-ce une raison de penser que toutes les histoires qu’il raconte sont fictives ? Comment le romancier parvient-il à associer réalité et fiction ?
Il existe des romanciers qui restent confinés dans l’isoloir de leur bureau pour écrire une histoire qui n’est que le fruit de leur propre imagination. Elle n’est pas réelle ; c’est de la fiction tout bonnement. C’est le cas de ceux qui s’adonnent à l’écriture de roman d’aventures d’une part et d’autre part de roman policier. Dans l’un, l’écrivain est animé d’une intention : divertir en tenant son lecteur en haleine par l’imagination d’actions multipliées à foison et exécutées par un personnage principal créé de toute pièce ; celui-ci n’a jamais existé, son nom n’ayant parfois figuré dans aucun acte d’état civil, ou peut-être n’existera jamais que dans l’imagination où il est né, quand bien même l’objectif serait atteint : captiver l’attention de celui qui lit, qui s’envole avec le personnage, qui court avec lui, qui s’affole à ses côtés, qui prie pour lui face aux nombreuses péripéties auxquelles la créature s’expose constamment. Dans l’autre, c’est-à-dire le roman policier, l’auteur veut aboutir au même projet, celui de faire de la lecture un loisir à part entière, voire plus loin encore, en articulant toute l’histoire autour d’un élément perturbateur particulièrement violente. En effet, le romancier représente dans la conscience du lecteur une histoire ; au fil des pages, ce dernier joue le même rôle que l’enquêteur car il ne cesse donc de se formuler des hypothèses qui corroborent, se contredisent, restent en suspens, avant de distinguer le criminel au vu des vrais visages démasqués, au su des témoignages écoutés, au gré des actes des personnages délivrés. A titre illustratif, dans Le chien des Baskerville (1902), Sir Arthur Conan Doyle parvient admirablement et sans relâche à susciter cette intense activité de réflexion à laquelle devra s’adonner le lecteur pour découvrir la clé du mystère. Dans l’œuvre, sous l’impulsion du Dr Mortimer, ce romancier pousse Sherlock Holmes et son ami Dr Watson à l’identification du meurtrier à Dartmoor, dans le Sud-Ouest de l’Angleterre, se gardant bien de gober cette légende urbaine qui jurerait de l’existence d’un chien qui crachait le feu et qui serait à l’origine de cette série de meurtre de la famille des Baskerville. Futur héritier légitime du domaine familial des Baskerville, Sir Henry suscite toute l’attention, semble être la cible toute désignée du meurtre suivant au point qu’on lui assura une protection policière rapprochée. Ce n’est que vers la fin, de fil en aiguille, qu’on découvre les manigances et les impostures du violent Stapleton, seul coupable de cette série de meurtres, alors que son chien servait juste d’épouvantail. Donc le roman d’aventures et le polar justifient des raisons pour lesquelles certains ont tendance à regarder le romancier d’un mauvais œil puisque son œuvre est qualifiée d’imaginaire.
En un mot, nous comprenons la raison pour laquelle des détracteurs du roman s’en prennent si ouvertement à ceux qui s’adonnent à son écriture ; c’est parce que ces derniers produisent des œuvres d’imagination telles que les romans d’aventures ou le polar et donnent ainsi l’impression d’affabuler certes ; mais est-ce une bonne raison de penser que toutes les histoires que ces artistes racontent sont fictives ?
En effet, il y a d’un côté ce qu’on appelle le roman historique et d’un autre le roman autobiographique qui contredisent cette opinion. Le premier restitue des épisodes d’un événement historique dont personne ne s’oppose à l’existence puisqu’il s’est déroulé dans un temps et un espace réel, sans oublier les personnages dont l’étoffe n’est plus à contester. Justement, ces derniers constituent des figures historiques dont il faut s’inspirer de l’acte s’il est exemplaire ou s’en méfier s’il est peu recommandable. Les romanciers négro-africains s’y sont d’ailleurs adonnés à cœur joie pour rappeler à leur peuple que sont autrement réelles ces figures historiques que le monde occidental a tendance à caricaturer en roitelets, en sanguinaires, en hors-la-loi… Quant au second, c’est-à-dire le roman autobiographique, il mérite aussi d’être inscrit dans cette dynamique de fidèle représentation du réel. Si le premier a un caractère plus collectif, le second, comme son nom l’indique, est une production romanesque où l’écrivain restitue l’histoire d’une tranche de sa propre vie. Sur les traces de ses pas, dans un cadre spatio-temporel réel, le romancier s’en souvient et en partage les soubresauts avec son lecteur qui découvre une vie bien intime de l’auteur qui se souvient, se justifie, se confie, se confesse,… au fil des pages comme à l’échelle du temps. Ici, l’écrivain qui écrit, le narrateur qui raconte et le personnage principal qui agit ne font plus qu’un ; chacun (on n’en doute point) a réellement existé ainsi que, de surcroît, le récit autour duquel s’articule l’intérêt du roman. Pour preuve, dans le préambule des Confessions (1782), Jean-Jacques Rousseau affirme : « je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet homme, ce sera moi » ; c’est ici comme une profession de foi qui fait preuve de sincérité, de vérité, dans le récit qu’il déroule dans les pages qui suivront. Ainsi, le roman historique et celui autobiographique donnent des raisons de prouver que le romancier est bien capable de reproduire le réel, c’est-à-dire non fictif, non inventé, non imaginaire.
Pour tout dire, entre autres types de roman, celui historique et même autobiographique justifient jusqu’à quel point le romancier sait aussi reproduire la réalité, contrairement à la propension des idées reçues ; d’ailleurs, pour réconcilier cette dialectique du pour et du contre, comment expliquer que le romancier est à mi-chemin entre réalité et fiction ?
Pour répondre à cette question, en revisitant le roman de mœurs et le roman d’anticipation, nous pouvons observer le rapport que le romancier entretient avec la réalité et la fiction. Premièrement, à la lecture de romans de mœurs tels que réalistes, naturalistes et romanciers négro-africains qui y ont jeté leur dévolu, nous distinguons cette frontière si poreuse entre réalité et fiction. On se rendra compte que l’écrivain n’appréhende le réel qu’en amont. Au regard du cadre spatio-temporel, des personnages ordinaires, de leur parler, de leur coutume,… c’est-à-dire ces « identités remarquables » à travers lesquelles nous nous reconnaissons, ces romanciers s’inspirent du réel par une documentation sociologique digne des historiens et des scientifiques à la limite. Mais quand vient le temps de la représentation, c’est là qu’intervient la mimesis qui opère à des choix de décors, de propos et d’actions, quitte même à en inventer pour rendre le réel plus vraisemblable. C’est cette mimesis, encore appelée imitation, que beaucoup confondent au mensonge et qui est pourtant le propre de la fiction plus vraisemblable que la réalité qu’elle est censée recomposer. Mieux, cette fiction sert souvent les intérêts de la vérité. Deuxièmement – et c’est là où le rapport entre réalité et fiction devient encore plus intéressant – dans le roman d’anticipation, l’auteur arrive à une prouesse digne d’un génie. En effet, s’inspirant ici de notre univers à nous (réel) né de toutes ces découvertes scientifiques et techniques dont la fulgurance affole, il représente un réel qui se passe dans un univers imaginé (fictif), en y isolant un discours entretenu par des personnages qui charrient sa vision d’à venir. Ce type de roman s’inscrit dans une perspective de prédiction d’un futur perçu comme une accentuation des découvertes technoscientifiques. Sans un esprit qui sait faire la part des choses, le sens commun pourrait penser que le romancier est vraiment un demi-dieu puisque seul le Créateur a la propension de savoir ce qui arrivera. Ce qu’il faut savoir, c’est ce que ces romanciers offrent moins une vision déformée du monde de demain qu’une pensée formée sur le réel d’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, le récit n’est pas réel lorsqu’on définit ce réel comme étant quelque chose de vécu dans le temps ou dans l’espace. D’ailleurs qui ne fait pas de pronostic tantôt avéré tantôt déjoué ? Bizarrement, il arrive souvent que cette vision se passe dans un futur beaucoup plus proche et ce seront ces mêmes détracteurs qui appelleront ces faits comme des « coïncidences fortuites » ou, selon la formule d’aveu plus consacrée, « romans prémonitoires ». Dans Dette d’honneur (1994), et ce n’est là qu’un exemple parmi plusieurs autres, nous en avons l’illustration. Ce roman de Tom Clancy est devenu célèbre pour avoir décrit un attentat semblable à ceux auxquels le monde entier assistera le 11 septembre 2001. « Près de 300 tonnes d’acier et de kérosène percutèrent la façade du bâtiment à une vitesse de 550 k/h » avait-il écrit. En somme, le roman de mœurs et le roman d’anticipation apportent la preuve selon laquelle ce que nous appelons « réel » est rendu dérisoire par une fiction qui s’installe plus confortablement dans la réalité que ne le ferait le réel lui-même.
En définitive, nous comprenons pourquoi certains esprits mal éclairés pensent que le romancier est un beau menteur ; c’est parce qu’au regard du roman d’aventures ou encore du roman policier, l’histoire, aussi belle soit-elle, est inventée. Toutefois, c’est ignorer, sans connaître le roman historique ou encore autobiographique, que l’écrivain sait aussi représenter le réel, dans des dimensions « trois D », comme on dit avec autant de réalisme. Justement n’est-ce pas une bonne raison de redéfinir réalité et fiction, l’une ne faisant que servir l’autre et vice-versa ? En tout cas, le roman de mœurs et le roman d’anticipation démontrent que l’auteur est à la croisée des chemins. À notre humble avis, la liberté d’inspiration donne tous les droits au romancier, lui dont le génie arrive même à devancer le réel car des romans prémonitoires en ont donné la preuve et l’autorisation. Justement, une autre question nous taraude l’esprit : entre le roman et le théâtre, quel genre littéraire se montre plus apte à représenter le réel ?
Issa Laye Diaw
Donneur universel
WhatsApp : 782321749
Lien de la page Facebook :