I. Introduction
L’Étranger d’Albert Camus est un roman qui explore profondément le thème de l’indifférence, à travers son protagoniste Meursault. Son absence d’émotions face aux conventions sociales, aux sentiments humains, et même à la vie elle-même, constitue une caractéristique centrale de l’œuvre. Cette indifférence se manifeste sous diverses formes tout au long de l’histoire, mettant en lumière la complexité et l’ambiguïté du rapport entre l’individu et la société moderne. À travers l’étude des manifestations de l’indifférence, le roman nous invite à réfléchir sur la nature humaine, la morale et l’aliénation sociale.
II. Développement
A. L’indifférence affective de Meursault
1. Son attitude envers la mort de sa mère
Dans L’Étranger, Meursault fait preuve d’un détachement troublant face à la mort de sa mère. Dès les premières lignes du roman, il déclare :
« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »
Ce ton neutre et factuel traduit une absence totale de remords ou de chagrin. Il reçoit le télégramme annonçant le décès avec une froideur saisissante :
« Mère décédée. Enterrement demain. Sentiment distingué. »
Durant les obsèques, il ne pleure pas, reste distant, et semble davantage affecté par la chaleur que par la perte. Ce manque d’émotion choque la société, qui le perçoit comme un homme insensible, voire inhumain. Tout au long du deuil, Meursault garde une attitude pragmatique, presque mécanique.
2. Son rapport aux relations amoureuses et amicales
a. Les relations amoureuses
Avec Marie, Meursault entretient une relation physique plus qu’émotionnelle. Lorsqu’elle lui demande s’il l’aime, il répond simplement :
« Elle a voulu savoir si je l’aimais. J’ai répondu que cela ne voulait rien dire, mais qu’il me semblait que non. » (p. 46)
Cette réponse témoigne d’un refus de s’engager émotionnellement. Leur relation reste superficielle, centrée sur les plaisirs immédiats.
b. Les relations amicales
Meursault semble incapable d’éprouver une réelle affection pour ses amis. Sa relation avec Emmanuel ou Raymond est basée sur des habitudes ou des circonstances, sans véritable attachement. Il accepte, par exemple, d’aider Raymond à rédiger une lettre destinée à piéger une femme, sans porter de jugement moral :
« Je lui ai dit que cela m’était égal. » (p. 35)
Ce détachement reflète son désintérêt pour les liens sociaux profonds.
B. L’indifférence sociale de Meursault
1. Son comportement lors du procès
a. Indifférence émotionnelle
Tout au long du procès, Meursault reste impassible, même face à des témoignages accablants. Lorsqu’on lui demande pourquoi il a tiré sur l’Arabe, il répond sans émotion :
« Parce que le soleil. » (p. 89)
b. Refus de jouer le jeu social
Il refuse de simuler le chagrin ou le remords. Quand son avocat lui suggère de dire qu’il a été dominé par ses sentiments naturels, Meursault répond :
« Non, parce que c’est faux. » (p. 67)
c. Honnêteté brutale
Il avoue avoir bu du café au lait et fumé lors de la veillée funèbre, faits qu’il ne cherche pas à minimiser :
« J’ai répondu que j’avais pris du café au lait, comme d’habitude. » (p. 90)
d. Incapacité à se conformer aux attentes sociales
Son comportement non conforme choque la société, qui attend des gestes de repentance, d’émotion et de culpabilité qu’il ne manifeste jamais.
2. Sa réaction face aux normes sociales
Meursault est imperméable aux rituels sociaux, comme celui du deuil ou du mariage. Camus montre, à travers lui, un homme étranger aux codes de la société et détaché de toute forme de conformisme.
C. L’indifférence des autres personnages
1. Marie Cardona
Bien qu’amoureuse de Meursault, elle ne semble pas réellement comprendre la profondeur de son détachement. Elle accepte leur relation telle qu’elle est, sans exiger d’engagement émotionnel de sa part.
2. Le patron de Meursault
Ce dernier est indifférent aux circonstances personnelles de son employé. Il refuse de lui accorder des jours de congé et traite Meursault comme un simple rouage de l’entreprise.
3. Raymond
Raymond est également marqué par l’indifférence. Il bat sa maîtresse, manipule les autres, et agit sans se soucier des conséquences morales de ses actes. Il ne montre aucune empathie, même lorsqu’il entraîne Meursault dans ses histoires violentes.
D. Les conséquences de l’indifférence
1. Isolation et aliénation de Meursault
L’indifférence de Meursault l’isole progressivement de la société. Ce n’est pas tant son crime que son absence d’émotion qui le condamne. Il devient l’« étranger » au sens propre : un homme en rupture avec la communauté humaine.
2. Conflit entre l’individu et la société
Le procès devient le symbole du conflit entre un homme sincère dans son détachement et une société hypocrite qui exige des émotions convenues. Camus questionne ici les normes sociales : faut-il simuler le chagrin pour être accepté ?
E. Interprétation philosophique de l’indifférence
1. Réflexion sur l’existentialisme et la liberté individuelle
Camus, souvent associé à l’existentialisme, nous présente avec Meursault un homme libre de ses choix mais confronté à un monde absurde, sans repères moraux objectifs. Il agit selon ses propres règles, sans chercher à plaire ni à mentir. Cette quête de vérité personnelle, bien qu’inconfortable pour les autres, fait de Meursault une figure lucide et authentique.
III. Conclusion
Dans L’Étranger, Albert Camus ne se contente pas de raconter l’histoire d’un homme détaché ; il dresse le portrait d’un monde où l’indifférence peut devenir un choix philosophique face à l’absurdité de la vie. Meursault, par son honnêteté froide, met en lumière la cruauté des normes sociales et l’hypocrisie des conventions. À travers lui, Camus interroge notre rapport aux émotions, à la morale et à la vérité. L’indifférence, loin d’être une simple absence de sentiments, devient un miroir tendu à une société qui punit ceux qui refusent de jouer un rôle.