Mon fils ne seras pas mathématicien
Niokhor adossé au tronc du manguier au milieu de la cour de sa concession observe jouer Malang son dernier fils âgé de trois ans.
Il aime cet enfant intelligent, créatif qu’il a eu avec la très belle Rouyatou qu’il a épousée à l’âge de soixante dix ans.
Il ne s’explique pas ce mariage tardif. Il n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi Rouyatou a accepté sa demande en mariage. Ses deux autres femmes ayant la soixantaine ne lui avaient fait aucun reproche. Il avait compris qu’elles le laissaient seul en tête à tête avec sa conscience.
Niokhor avait fait une belle carrière professionnelle. Instituteur, il réussit aux différents concours professionnels auxquels il se présenta. Il devint diplomate.
Il voyagea de pays en pays. Il parcourut le monde. L’Afrique, l’Asie, l’Europe, l’Amérique et l’Océanie, aucun continent ne lui est étranger.
Il connaît le Monde. Il a observé les us et coutumes de peuples très différents des populations de son Sîne natal dans leurs raisonnements, dans leurs comportements et leur vivre ensemble.
Niokhor a gardé cette silhouette ascétique, frêle, d’un corps élancé enveloppé d’une peau couleur d’ébène. A soixante dix ans ans, il est demeuré un bel homme, sans aucune ride sur son visage, une peau lisse, sa tête toujours couverte de cheveux noirs.
Niokhor est un homme cultivé. Il a lu énormément de livres. Dans sa vie active, il est très souvent allé au cinéma, au théâtre. Il connaît la musique classique. Il a croisé des hommes politiques prestigieux, des écrivains célèbres et des savants renommés.
Niokhor connaît les grands de ce monde. Son humilité et sa fierté le décidèrent après une carrière diplomatique prestigieuse à rentrer à Diakhaw reprendre la maison familiale et terminer sa belle vie à l’ombre des manguiers, entre la mosquée et les khamb de ses ancêtres. Il repris aussi les champs de mil de ses parents. Il acheta des vaches à ses voisins peuls.
Aujourd’hui, si vous le voyez dans sa longue chemise sombre avec son tiaya noir dont la ceinture de cuir déborde, vous allez croire être en face d’un vieux paysan sérère. Niokhor est revenu au bercail sain et sauf. Il n’a pas changé.
Niokhor est polyglotte. Il parle wolof, pulaar en plus de sa langue maternelle le sérère. Il parle aussi couramment le français, l’anglais et l’espagnol. Niokhor a écrit plusieurs livres. Pourtant, à la surprise générale, à sa retraite, il abandonna la vie publique tumultueuse pour se retirer à la campagne.
Il décida en fait de retourner dans l’anonymat mondain, dans son village où chaque personne est une personnalité reconnue.
Niokhor change de position. Il déplie ses jambes, les allonge à même le sol. Il n’arrive toujours pas à comprendre comment il est tombé amoureux de cette étudiante en lettres, fille de son ami de même âge Hamady Sow du village peul d’à côté. Elle aurait pu être la fille de son fils aîné.
Leur fils Malang, du nom de son camarade de classe au Lycée Faidherbe, est un beau garçon, dont l’intelligence précoce prédit un destin radieux.
Niokhor ne peut réprimer à chaque fois qu’il regarde cet enfant, le produit de sa deuxième vie, un pincement douloureux au cœur. Son visage d’habitude joyeux s’assombrit l’instant d’un éclair. Une idée douloureuse à ce moment lui traverse toujours l’esprit : verra-t-il cet enfant adulte?
À la joie incommensurable que lui procure l’amour qu’il porte à cet enfant innocent se mêle la culpabilité de mettre au monde un être dont il n’est pas sûr d’accompagner jusqu’au bout ses pas dans la vie.
N’est-ce pas le rôle des parents d’assumer l’éducation de leurs enfants et de leur créer les conditions familiales d’un plein épanouissement dans la vie?
Les êtres humains ne sont pas comme certains animaux qui, dès la mise au monde de leur progéniture, laissent la nature s’en occuper.
Niokhor s’assoit à nouveau comme s’il n’est pas assis depuis longtemps. Quel devenir pour cet enfant ?
Bizarrement, par la magie de l’esprit, sa pensée dans ses pérégrinations s’est portée sur les mathématiques.
Niokhor dans ses études ne fut pas une foudre de guerre en mathématiques comme d’ailleurs beaucoup de ses camarades de l’école normale des instituteurs.
Le petit Malang présente tous les signaux pour devenir un mathématicien. Il est intelligent, curieux, créatif. Il a l’esprit vif. Niokhor est ébloui en regardant cet enfant inventer des jeux pour lui même. C’est comme si ce petit galopin a déjà la faculté de créer des problèmes auxquels il trouve immédiatement des solutions originales.
Niokhor se dit intérieurement que le petit Malang a toutes les dispositions pour réussir dans les mathématiques.
Brusquement, brutalement, il s’assit à nouveau. Non, jamais mon fils ne sera mathématicien, se dit-il !
Trois images de mathématiciens assombrirent son esprit.
Ce génial mathématicien russe Grigori Perelman qui vit seul dans une petite chambre en Russie. Il a décliné tous les prix qu’il a reçus. Par dessus le marché, il a repoussé tous les millions de dollars qui les accompagnaient. Imaginez que pour Perelman la reconnaissance des pairs est plus importante, plus honorable que les prix et l’argent !
Le mathématicien apatride Grothendick, devenu français, l’un des plus grands mathématiciens de tous les temps. Il abandonna tout, acheta des chèvres et finit sa vie dans la montagne comme éleveur.
Enfin, ce jeune adolescent mathématicien français surdoué Évariste Galois qui mourut précocement à l’âge de vingt dans un duel pour une histoire d’amour.
Niokhor, à l’orée de sa vie, n’arrive toujours pas à comprendre le destin singulier de ces mathématiciens.
En fait, dans sa vie, il a rencontré beaucoup de mathématiciens. Il a constaté qu’ils vivent pour des idées. Ils sont souvent des êtres solitaires. L’argent, le luxe, les exubérances publiques ne font pas partie de leur univers ascétique.
Les idées et l’esprit peuplent leur univers. Ils n’ont pas peur de la solitude, d’être seuls dans leurs pensées et de vivre seuls leurs idées.
Niokhor est heureux d’avoir tout abandonné. D’être rentré à Diakhaw pour ses idées. Pourtant il ne peut pas admettre que son fils Malang puisse s’émanciper de l’argent, de la famille, de la société pour tracer résolument le sillon de sa vie.
Pour Niokhor, l’homme libre, la liberté du mathématicien est suicidaire dans un monde où le retour à la communauté est rédempteur.
Laissons Niokhor assis à l’ombre de son manguier, dans son dilemme cornélien, pensons à l’urgence de la révolution copernicienne qui doit sortir la Sénégalaise et le Sénégalais des contraintes étouffantes des besoins animales pour aller embrasser les hautes hauteurs morales, spirituelles et intellectuelles que ne peuvent atteindre que les femmes et les hommes libres, qui ont enfourché le cheval majestueux de la connaissance, libérés des servitudes matérielles.
Pourtant notre société a besoin de mathématiciens !
Dakar, mercredi 26 avril 2023
Prof Mary Teuw Niane