Penser le monde ensemble et le penser d’une autre manière. C’est le projet ambitieux que viennent de lancer trois établissements d’enseignement supérieur d’Afrique et de France : l’Ecole normale supérieure d’Ulm à Paris, l’université de Thiès au Sénégal et celle du Witwatersrand en Afrique du Sud. Les trois établissements ont créé un consortium qui va encourager la mobilité des élèves et des professeurs, et proposer un cursus commun intitulé « Nouvelles compréhensions du monde ». Pourquoi ce projet ? Que faut-il changer dans ce que l’université transmet sur l’Afrique et le monde ? Pour en parler, notre invitée est l’une des porteuses de ce projet, la rectrice de l’université de Thiès, la philosophe Ramatoulaye Mbengue Diagne.
RFI : Pourquoi voulez-vous travailler à de nouvelles compréhensions du monde ? Qu’est-ce que vous souhaitez changer par rapport au discours actuel de l’université sur l’Afrique et le monde ?
Ramatoulaye Mbengue Diagne : Le discours que nous tenions sur le monde ne peut plus continuer à nous permettre de lire le monde en mutation. Non seulement il faut réintégrer l’Afrique dans le monde, mais il faut également que le reste du monde change son regard sur l’Afrique et regarde l’Afrique d’égal à égal, et regarde l’Afrique également comme un foyer de pensée, de construction du monde et de lecture du monde. Des deux côtés, à la fois du côté du monde si je puis dire – du reste du monde – et du côté de l’Afrique, il faut qu’on aille au-delà des stéréotypes, pour ne pas dire des craintes des uns par rapport aux autres, etc. Je crois qu’on est à un tournant historique de l’humanité. Désormais, nous sommes un monde interconnecté : les problèmes des uns sont des problèmes planétaires, les problèmes des autres sont également des problèmes planétaires.
Qu’est-ce qu’il faut changer selon vous dans ce discours sur le monde et l’Afrique ?
Je pense qu’il faut aller au-delà d’un certain déséquilibre, plus ou moins inconscient, qui consiste à penser qu’il appartient au monde de donner à l’Afrique, qu’il appartient aux universités du nord, aux autres universités d’apporter à l’Afrique. Je pense qu’il faut davantage reconnaître le fait que chacun, à parts égales, a quelque chose à apporter.
On voit monter, Ramatoulaye Mbengue Diagne, à l’heure actuelle un discours de rupture, porté par des figures militantes qui revendiquent la défense de la dignité africaine. Est-ce que du coup le projet que vous portez n’arrive pas à contretemps par rapport à l’évolution des mentalités en Afrique ?
Il est vrai qu’il y a un discours de rupture, il y a aussi un discours de réaction et d’émotion. Ce projet de consortium n’est pas en décalage par rapport à ces discours de rupture, mais il s’agit pour ce consortium de rappeler les fondamentaux, à savoir que ce n’est pas dans la division, ce n’est pas dans la violence, verbale ou autre, que nous arriverons à construire un monde dans lequel nous puissions vivre ensemble. Et c’est pour cela que je pense que ce consortium arrive à point nommé, qu’il devrait faire école. Au-delà de l’émotion, au-delà de la réaction, nous devons pouvoir nous asseoir ensemble, lire ensemble le monde de manière différente, et comprendre que ces différentes manières de lire le monde ne peuvent que nous enrichir les uns les autres, au lieu de nous enlever quoi que ce soit. Et je pense que cette co-construction du monde, cette co-construction de l’humanité que nous avons en partage est l’un des défis majeurs du moment. Ce consortium cherche également à y apporter une contribution.
Certains disent : les Africains doivent reprendre le contrôle du discours sur eux-mêmes. Est-ce qu’avec ce projet de co-construction du discours sur l’Afrique vous n’êtes pas dans une perspective différente de celle-là ?
L’orientation et la philosophie de ce consortium c’est que l’Afrique est un sujet et non pas un objet de discours. Il ne s’agit pas de voir ensemble ce que l’on doit dire sur l’Afrique, il s’agit dans ce consortium de demander à l’Afrique de dire le monde au même titre que les autres partenaires qui vont également proposer des lectures du monde. C’est un enrichissement mutuel aussi bien pour le nord que pour le sud de donner à chacun l’occasion de s’exprimer, de parler et d’exposer sa propre compréhension du monde. Et c’est pour cela qu’il était important de mettre « nouvelles compréhensions du monde » au pluriel.
Comment est-ce que vous allez mettre en œuvre concrètement ce projet ?
Chacune des universités, l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, l’université Iba Der THIAM de Thiès et l’université du Witwatersrand, vont offrir des enseignements. Il y aura des cours en distanciel, il y aura également des cours en présentiel, on suivra les mêmes cours à travers toutes les universités qui sont membres du consortium. Ces enseignements-là, ces modules, seront également ouverts aux professionnels et aux personnes plus âgées.
Est-ce que d’autres universités, d’Afrique ou d’ailleurs, peuvent encore se joindre à ce consortium ?
C’est ce qui est espéré, c’est que d’autres universités en Europe, aux Etats-Unis, en Afrique puissent venir rejoindre le consortium, qu’on puisse vraiment avoir cette formation pluri-campus, pluridisciplinaire, plurilingue et que ça permette encore une fois de favoriser l’ouverture des universités les unes aux autres et encore une fois, cette co-construction d’un monde, d’un futur commun.
RFI